La Gyre silencieuse des Sefiroth

Nature et vitesse

Le deuxième verset de la Genèse nous plonge dans le mystère primordial du Tohu Bohu, un état de confusion apparent où la Terre (Éréts) et le Chaos (Tohu Bohu) sont encore en formation. Ce Tohu Bohu, bien que différent dans sa nature, peut être comparé au concept du Big Bang en cosmologie, où l’univers émerge d’une singularité d’une densité et d’une température infinies. C’est ici, dans ce Silence vibrant de la Création en devenir, que se déploie une gyre mystérieuse et fascinante : celle des sefiroth dans leur état originel. Avant de se figer dans la structure linéaire et hiérarchique de l’Arbre de Vie, avant de se différencier en couples masculins et féminins, en côtés droit et gauche, ces puissances fondamentales tournoient sur elles-mêmes, s’interpénètrent et s’interconnectent dans un ballet silencieux et harmonieux.

L’Érets, porte le mouvement et la vitesse, symbolisés par le terme « rats » [רָץ][1], incarnent cette dynamique de « va-et-vient », ce jeu rotatif d’espace-temps que les kabbalistes colorent de rouge et de blanc, représentant des forces antagonistes en perpétuel dialogue. Ce mouvement de « va et vient », de stimulation et de réponse, est évoqué durant la vision du Prophète Ézéchiel : « Et les Ħayoth courent et reviennent (ratso vashov [רָצוֹא וָשׁוֹב][2]). » Les maîtres de la Kabbale utilisent l’image du processus d’étude de la Torah [תּוֹרַָה], dont la guimatria 611 est identique à celle de ratso vashov [רָצוֹא וָשׁוֹב]. Le texte saint donne l’impulsion de Sagesse que le lecteur reçoit et à laquelle il répond par sa Compréhension. À son tour, le texte reçoit cette Compréhension et modifie sa nature pour s’accorder avec son observateur.

 Le tav de Tohu [תֹהוּ], marque de l’impulsion du « rats », se manifeste sous l’aspect de la vitesse, tandis que le béith de Bohu [בְּהוּ] signale l’espace réceptif de cette impulsion, répondant par le « shov », le retour. Ce dialogue de temps d’impulsion et de réponse varie, conférant à chaque sefirah une nature fluctuante qui préserve l’Unité divine.

Cette gyre silencieuse des sefiroth, cette rotation d’énergies primordiales qui s’interpénètrent et se modulent, peut évoquer les interactions fondamentales de la physique moderne. Les quatre forces connues - gravitation, électromagnétisme, force nucléaire forte et force nucléaire faible - gouvernent les interactions entre les particules élémentaires et structurent l’univers à son niveau le plus fondamental. L’idée d’une « harmonie subtile » et d’une « unité dynamique » où chaque mouvement résonne avec l’ensemble, trouve un écho dans les théories physiques qui cherchent à unifier ces forces dans un cadre unique et cohérent. En son temps, le moine franciscain kabbaliste de Venise, Francesco Giorgi, disait : « De Harmonia Mundi ».

Ainsi, dans le Silence du Commencement, les sefiroth ne sont pas encore figées dans leurs attributs et leurs relations. Elles sont pure potentialité, pure énergie en mouvement. Chacune contient en elle-même les deux polarités, masculine et féminine, droite et gauche. Cette notion de polarité trouve un parallèle dans les concepts de symétrie et de brisure de symétrie en physique. Selon la vitesse et la cadence de leur danse, les sefiroth peuvent passer d’une nature à l’autre, dans un échange incessant qui maintient l’équilibre et l’unité de l’ensemble.

Mon ami, et regretté maître, Charles Mopsik, kabbaliste éclairé, suggérait que plus qu’une notion de genre appliquée aux sefiroth, il fallait penser en termes de vitesse de pulsion et de réponse, c’est-à-dire de rythme. Comme il l’écrit dans son ouvrage « Les deux visages de l’Un » :

« La différence ne peut donc se situer dans le simple fait que certaines reçoivent l’épanchement ontique et que d’autres l’émettent, puisque toutes doivent nécessairement remplir ces deux fonctions. C’est donc dans le mode de réception et d’émission de cet épanchement que la différence se trouve. Mâle comme femelle reçoivent et épanchent, mais selon un mode différent.[3] »

Cette idée novatrice ouvre des perspectives inédites dans l’appréhension de l’identité sexuelle, plus nuancées et « libérales ». Masculin ou féminin ne se définit plus simplement comme le fait d’occuper une position dans un système ni comme le fait de remplir un rôle strictement défini, mais comme le fait d’assumer, pour l’un et l’autre sexe, une manière d’être passif et actif, de recevoir et d’épancher, centrée sur un rapport au temps distinct et non plus à l’espace et à la fonction. Cette approche peut être rapprochée des concepts de champs quantiques et d’énergie en physique quantique.

C’est le Téhom, l’Abîme mystérieux évoqué dans le texte, qui est le théâtre de cette gyre silencieuse. Cet abîme n’est autre que l’« ôméq », la profondeur insondable dont parle le Séfér Yétsirah lorsqu’il décrit les dix sefiroth. Dans une perspective scientifique, le Téhom peut être alors comparé au vide quantique, un état dynamique et fluctuant, plein d’énergie et de potentialités, où des particules virtuelles peuvent surgir et disparaître. C’est dans cette profondeur que le mouvement Ratso vaShov accélère la Création, stimulant la naissance de la matière et de la forme. Pourtant, tout demeure encore dans le Silence primordial, un chaos apparent qui précède l’ordre.

Le mouvement Ratso vaShov, d’impulsion et de réponse, révèle l’essence profonde des sefiroth, marquées par l’Altérité et l’Unité. Ħokhmah (Sagesse), caractérisée par le Ratso (impulsion, désir, volonté), incarne le principe actif et dynamique. Binah (Compréhension), marquée par le Shov (réponse, retour), symbolise le principe réceptif et méditatif. Cette interaction souligne que chaque sefirah contient les deux natures (« qui se ressemble s’assemble » … « se connecte »), permettant une communication fluide entre elles.

Comme l’explique Charles Mopsik :

« Si les sefiroth « féminines » sont plus féminines et les sefiroth « masculines » plus masculines, les unes et les autres, à des degrés différents, comportent néanmoins l’élément qui caractérise le genre opposé. On peut donc parler d’un type d’androgynie masculine pour les sefiroth masculines et d’un type d’androgynie féminine pour les sefiroth féminines.[4] »

Cette complexité supplémentaire apportée par Joseph de Hamadan dans l’histoire de la Kabbale permet de mieux appréhender le masculin qu’il y a dans le féminin et le féminin qu’il y a dans le masculin. La dualité droite/gauche se comprend alors mieux en termes dextrogyre/lévogyre, propriétés intrinsèques indépendantes de l’observateur.

L’idée de sefiroth androgynes, voire hermaphrodites, capables de changer de nature selon les besoins de la Création, trouve un écho dans la nature. Certains animaux aquatiques, par leur mouvement sinusoïdal ou hélicoïdal, changent de sexe en fonction des nécessités de leur écosystème. De même, les sefiroth adaptent leur rotation et leur vibration pour maintenir l’équilibre cosmique.

Et c’est dans ce ballet primordial, dans ce silence vibrant de potentialités, que le Verbe créateur va bientôt prendre forme, que la Lumière va jaillir de l’obscurité, que l’Univers va se déployer dans l’espace-temps. Le Souffle de la Parole divine (Rouaħ Élohim) viendra ordonner ce chaos apparent, donner un sens et une direction à cette chorégraphie éternelle, transformant la nature rotative des sefiroth en une configuration linéaire, mais toujours marquée par leur origine dynamique.

Ainsi, contempler les sefiroth dans leur déploiement linéaire, c’est en même temps percevoir, en filigrane, leur mouvement circulaire initial. C’est entendre, derrière l’harmonie manifeste, la mélodie silencieuse qui la sous-tend depuis toujours. Et c’est peut-être là, dans cette écoute du Silence au cœur de la manifestation, que se trouve la clé ultime de la Connaissance suprême.

Pour le kabbaliste qui s’engage sur cette voie, il ne s’agit donc pas seulement d’étudier les sefiroth comme un système extérieur à lui, mais de les réaliser, de les recevoir dans sa propre intériorité. En apaisant son mental et en affinant son écoute, il peut percevoir en lui-même l’écho du Ratso vaShov, la résonance subtile de la volte cosmique. Et c’est en s’accordant à cette danse, en épousant sa cadence secrète, qu’il peut peu à peu s’éveiller à sa propre nature infinie, à sa participation pleine et entière à la Symphonie de la Création.

Ces parallèles scientifiques ne sont que des analogies, des tentatives de créer des ponts entre deux systèmes de pensée différents. La Kabbale est un art mystique et symbolique, qui ne cherche pas à décrire la réalité physique de la même manière que la science. La transposition du texte kabbalistique dans un langage scientifique doit donc se faire avec humilité, en évitant toute simplification abusive. Il est important de respecter la richesse et la profondeur du langage kabbalistique, tout en reconnaissant les limites de l’analogie scientifique.

Le Tohu Bohu silencieux du Commencement n’est donc pas un simple chaos, mais un état d’Être où la potentialité infinie de l’Ineffable attend de se manifester par le Souffle du Verbe, dans un Silence profond et créateur. C’est un espace saint à investir, une matrice féconde où puiser sans cesse l’élan et l’inspiration d’un cheminement spirituel. Loin d’être une étape préliminaire à la manifestation, il est la source vive qui ne cesse de la nourrir et de la renouveler, le fond sans fond d’où elle ne cesse de jaillir à chaque instant.

Les sefiroth, dans leur gyre éternelle de Ratso vaShov, illustrent ainsi la profonde Unité à travers la diversité des manifestations. Ce mouvement perpétuel, à la fois rotatif et linéaire, incarne l’essence même de la Création, où chaque impulsion trouve une réponse, chaque chaos trouve son ordre. Comme le souligne Charles Mopsik, « désormais, les cabalistes pourront plus aisément parler du masculin qu’il y a dans la femme et du féminin qu’il y a dans l’homme[5] », ouvrant ainsi la voie à une compréhension plus nuancée et plus riche de l’identité sexuelle et de sa place dans le processus créatif divin.

 

[1] Rats signifie courir, mais exprime aussi l’impulsion, que le désir et la volonté projette. C’est aussi l’énergie fondamentale du principe de Survie.

[2] Ézéchiel 1:14.

[3] Charles Mopsik : Les deux visages de l’Un – Le couple divin dans la cabale – Ed. Albin Michel – p. 208.

[4] Idem. P. 210.

[5] Idem. P. 210.

 

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