Tishâh BeAv

Georges Lahy Par Le 08/08/2024 0

Le Deuil qui Enfante la Lumière

Le 9 Av (Tishâh BeAv [תִּשְׁעָה בְּאָב] en hébreu), neuvième jour du mois de Av, résonne comme un écho poignant de tragédies à travers l’histoire juive. Plus qu’un simple jour de commémoration, il s’agit d’une plongée introspective dans les profondeurs de la souffrance et de l’espoir, révélant des dimensions symboliques d’une richesse insoupçonnée.

Tishâh BeAv dans la Tradition

Un Temps de Deuil et de Restrictions

La tradition juive observe Tishâh BeAv comme un jour de jeûne strict, débutant au coucher du soleil la veille et se poursuivant jusqu’à la nuit tombée le 9 Av. Ce jeûne, accompagné de restrictions rappelant Yom Kippour, interdit la nourriture, la boisson, le bain, les relations conjugales, le port de cuir et même l’étude de la Torah, excepté les textes traitant de la destruction et du deuil.

Ce jour commémore principalement la destruction du Premier Temple par les Babyloniens en 586 avant l’ère commune et celle du Second Temple par les Romains en 70 de l’ère courante. Ces événements, charnières de l’histoire juive, symbolisent une rupture profonde avec la Shekhinah et marquent le début de l’exil. Le Talmud et la Mishnah énumèrent d’autres événements tragiques survenus le 9 Av, comme l’écrasement de la révolte de Bar Kokhba en 135 et l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, renforçant la signification de ce jour comme symbole de la fragilité de l’existence juive.

En plus des destructions des deux Temples, le 9 Av a marqué nombre d’événements malheureux, en voici quelques exemples significatifs d’une longue liste :

  • Destruction de la ville de Betar et écrasement de la révolte de Bar Kokhba en 135 (9 Av 3892). Cet événement met fin à la dernière grande révolte juive contre l’Empire romain et entraîne la mort de milliers de Juifs.
  • L’appel aux Croisades par le Pape Urbain II le 9 Av 4855 (1095).
  • L’autodafé du Talmud à Paris le 9 Av 5002 (1242) bien que le Rav Yehiel ait remporté la disputation contre Nicolas Donin.
  • La signature d’un décret d’expulsion des Juifs d’Angleterre par le roi Édouard 1er d’Angleterre le 9 Av 5050 (1290).
  • Expulsion de juifs de France le 9 Av 5066 (1306).
  • Le décret de l’Alhambra, expulsant les Juifs d’Espagne, prit application le 9 Av 5252 (1492).
  • La Première Guerre mondiale fut déclarée le surlendemain à Tishâh BeAv 5674, qui tomba donc le 1er août 1914.
  • La déportation des juifs vers le ghetto de Varsovie eu lieu un 9 Av.
  • Le début de l'évacuation des colonies israéliennes de la bande de Gaza par A. Sharon, le 9 Av 5765 (15 août 2005).

La Perspective Kabbalistique

Brisure Cosmique et Réparation du Monde

Au-delà de la dimension historique, la Kabbale perçoit Tishâh BeAv comme une manifestation de forces cosmiques profondes. Le Zohar (III 172a) évoque le 9 Av comme « Le jour où le Léviathan a remonté le joyau et où l’océan a tremblé, c’était le jour où le Temple a été détruit, Tishâh BeAv. ». Ce joyau, appelé Sagdon [סַגְדוֹן], est une larme de détresse remontant des abysses, symbole de la tristesse cosmique face à la destruction du Temple.

Le chiffre 9, souvent associé à la Sefirah Yessod, représente le lien entre le monde spirituel et le monde matériel. La destruction du Temple, lieu où la Shekhinah se manifestait pleinement, symbolise la rupture de ce lien, un affaiblissement du fondement même de la création.

Le 9 Av fait également écho au concept de « Brisure des Vases » (Shevirath HaKelim). Selon la Kabbale lourianique, lors de la Création, les « vases » contenant la lumière divine se brisèrent, incapables de contenir son intensité, dispersant les étincelles divines dans le monde matériel. Tishâh BeAv représente un rappel de cette brisure originelle, une manifestation de l’imperfection du monde et de la présence du mal.

Pourtant, la Kabbale ne se limite pas au désespoir. Tishâh BeAv porte en lui le germe de la rédemption. Le concept de Tiqoun Ôlam (« Réparation du monde »), central dans la pensée kabbalistique, prend tout son sens en ce jour de deuil. En prenant conscience de la brisure et en nous engageant activement dans la réparation du monde, nous contribuons à la reconstruction des « vases » et au retour de la lumière divine.

La guimatria (780) de Tishâh be-Av [תִּשְׁעָה בְּאָב] est également celle de assonoth gdolim âl ha-goyim [אֲסוֹנוֹת גְּדוֹלִים עַל הִגּוּיָם] : « Grandes catastrophes sur les nations ». Mais on peut tempérer cela par une autre équivalence : armon lemélek’h ha-Mashiaħ [אַרְמוֹן לַמֶּלֶךְ הַמָּשִׁיחַ] : « Palais du Messie-Roi ».

Les kabbalistes, afin de favoriser le passage du deuil dans le présent vers le bonheur dans le futur, conjurent le malheur du 9 Av, par la récitation de la segoulah : « gam zéh yaâvor » (cela aussi passera) [גַּם זֶה יַעֲבוֺר], qui compte 9 lettres.

Le 9 du mois d’Av est une période propice à la distillation alchimique d’une plante appelée nourita [נוּרִיתָא] en araméen, « boutons-d’argent » ou « pied-de-corbeau » en français, et renoncule à feuilles d’aconit en langage courant. Cette plante, qui possède des vertus purgatives et vomitives, permettrait d’évacuer les siguim, des scories présentes dans l’âme. (Attention, la plante est très toxique).

La Lettre Teith

Du Deuil à la Transformation

Le mois d’Av est associé à la lettre Teith [ט], neuvième lettre de l’alphabet hébreu. Sa forme close évoque un repli sur soi, une introspection nécessaire pour traverser le deuil et accéder à la transformation. Le Talmud affirme que « rêver de la lettre Teith est un bon présage », car elle symbolise la « lumière cachée » qui éclaire les autres lumières.

Le Zohar, commentant ce passage, explique que la lettre Teith représente « la lumière au sujet de laquelle il est écrit : ‘Et Dieu vit que la lumière était bonne’ (Genèse 1:4) ». Elle symbolise la Lumière primordiale, source de toute création, cachée au cœur même des ténèbres.

La tradition associe également le 9 Av au nerf sciatique, car c’est ce jour-là que Jacob fut touché à la hanche, blessure qui le transforma en Israël, le père d’un peuple. Le Teith, lié au deuil et au bonheur futur, incarne cette idée de transformation par l’épreuve. Le 9 Av devient ainsi le creuset où la douleur et la perte se transmutent en force et en espérance.

Les commentateurs associent le jeune Isaac lié, prêt à être immolé, avec le Temple, et transforme le verset : Él-tishlaħ yadek’a él-hanaâr [אַל־תִּשְׁלַח יָדְךָ אֶל־הַנַּעַר] (« n’envoie pas ta main sur l’adolescent » (Genèse 22:12)), en : Él-tishlaħ yadek’a él-Miqdash [אַל־תִּשְׁלַח יָדְךָ אֶל־הַמִּקְדָּשׁ] (« n’envoie pas ta main sur le Temple »).

Vers la Lumière du Monde à Venir

Tishâh BeAv, jour de deuil et de jeûne, porte en lui les graines de la consolation et de la rédemption. La sagesse kabbalistique nous enseigne que la prise de conscience de la brisure, le travail intérieur et l’engagement dans la réparation du monde sont autant d’étapes essentielles vers la révélation de la lumière cachée.

Comme le suggère la forme close de la lettre Teith, c’est en plongeant au cœur de nos ténèbres intérieures, en confrontant nos deuils personnels et collectifs, que nous pouvons espérer renaître à une réalité plus élevée. Tishâh BeAv n’est donc pas une fin, mais un commencement, une invitation à nous tourner vers la lumière du Monde à Venir, un monde où la détresse aura laissé place à la Joie et où la destruction aura cédé le pas à la reconstruction.

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