Dans mon ouvrage Le Verbe Muet, j’ai pris la liberté de dépasser certaines conventions grammaticales de l’hébreu biblique, avec pour but de révéler l’essence cachée du texte sacré. Ces conventions, dont les origines demeurent parfois obscures, ont souvent été adoptées unanimement, afin de rendre le texte plus accessible à un public large. Pourtant, un hébraïsant attentif peut sentir qu’entre les lignes, quelque chose se dérobe à cette lisibilité apparente, comme si le texte portait en lui une voix qui cherche à se faire entendre autrement.
Dans Le Verbe Muet, je me suis notamment intéressé à la fameuse règle du vav conversif, que j’ai osé remettre en question. Bien que je l’emploie volontiers lorsque je cite un verset de manière littérale, sans chercher à en dévoiler les mystères, j’ai choisi de l’ébranler lorsque le texte m’invitait à explorer au-delà des conventions. J’ai également réexaminé le rôle de l’éth [את], que la grammaire classique identifie comme un simple marqueur de l’accusatif, destiné à introduire un objet direct. Cependant, j’y ai vu davantage : un signe, une empreinte d’altérité qui s’impose dans le texte, car ath en araméen signifie « venir ». L’éth devient ainsi pour moi la marque d’une présence qui advient, plus qu’un simple outil grammatical.
Libéré de ces conventions parfois obscures, j’ai entrepris de retraduire et d’interpréter certains versets clés, redonnant au texte une voix nouvelle. Toutefois, il ne s’agit pas pour moi d’entamer une nouvelle traduction exhaustive de la Torah – il en existe déjà bien assez. D’autant que ce travail minutieux nécessiterait d’innombrables annotations pour expliquer chaque détour, pour ne pas dire outrance.
Ce que je propose, c’est plutôt une méthode d’approche, une invitation à s’arrêter sur un verset, à l’observer avec une liberté nouvelle, à lire plus littéralement, avec l’audace de dépasser les conventions qui souvent voilent la profondeur du texte.
Le mystère de la côte
Ma dernière effraction dans la Genèse concerne le fameux verset 2:22 :
וַיִּבֶן יְהוָה אֱלֹהִים אֶת־הַצֵּלָע אֲשֶׁר־לָקַח מִן־הָאָדָם לְאִשָּׁה וַיְבִאֶהָ אֶל־הָאָדָם׃
« Yhwh Élohim bâtit la côte, qu’il prend de l’Adam, pour la femme. Et l’amène vers l’Adam »
On peut déjà relever que la plupart des Bibles traduisent « Dieu forma », alors que le verbe « former » est absent. Analysons quelques segments essentiels qui constituent ce verset.
Bâtir ou comprendre ?
Le verset commence par « vayivén » [וַיִּבֶן], « et bâtit ». Toutefois, l’usage de ce verbe dans d’autres textes peut avoir d’autres sens que « bâtir », notamment « comprendre », « assembler », « réunir ». C’est-à-dire faire le lien « entre » (béin [בין]) deux éléments. Sans aller trop loin, nous sommes là dans l’essence de la sefirah Binah [בינה], qui bâtit le monde par le prodige de la Compréhension.
Ainsi Yhwh-Élohim « comprend » la nécessité d’assembler deux éléments, mais en raison de quoi ? C’est ce que révèle un autre segment essentiel du verset.
Côte ou boitement ?
Ainsi, Yhwh-Élohim « comprend » quoi ? : éth-tsélâ [אֶת־הַצֵּלָע], au sens simple : « la côte ». En effet, tsélâ [צֵלָע] se réfère à une partie du corps, comme une côte, une nervure ou une partie d’une structure. Mais … tsalâ [צָלַע] est aussi un « boitement », un « défaut physique » faisant claudiquer et perdre l’équilibre... sur le côté. Comme lorsque Jacob passa Penouél, après la lutte du Yabboq : « Et Il boitait (tsoléâ) » [וְהוּא צֹלֵעַ] (Genèse 32:32).
Cette « côte-boitement » est précédée du fameux « éth » [אֶת], que nous ne prendrons pas ici dans son sens de simple marqueur de l’accusatif, mais comme un « signe », « une marque », un élément qui « advient » et une « altérité » … pour ne pas aller encore plus loin (voir « Le Verbe muet »).
Ainsi, Yhwh-Élohim, comprend la marque du déséquilibre, que le « féminin » viendrait alors compenser. Cela suggère qu’Adam, créé seul, serait incomplet, manquant d’un élément pour être entier. Le féminin apporterait ce qui manque, créant un équilibre physique et une complémentarité. En utilisant l’image du « tsalâ » comme un « déséquilibre », on pourrait voir la création d’Ishah (femme) comme une réponse de Yhwh-Élohim à une nécessité fondamental d’harmonie et de complémentarité.
Prendre ou apprendre ?
Le segment qui suit la « côte-boitement » est ashér-laqaħ [אֲשֶׁר־לָקַח], « qu’il prend ». Le verbe laqaħ peut avoir des nuances de sens qui dépassent « prendre » au sens physique. Le Talmud utilise ce verbe dans le sens de « acquérir » une leçon (léqaħ), une connaissance ou une sagesse. Yhwh-Élohim n’a donc pas nécessairement « pris » une côte d’Adam, mais a « acquis » une leçon à partir d’un déséquilibre de Sa création. Cette leçon serait alors liée à la solitude d’Adam, à son besoin d’un complément venant rétablir son équilibre, à la nécessité de l’union pour un monde complet et harmonieux.
L’usage du terme « ashér » [אֲשֶׁר] devant le verbe est une formulation assez lourde, l’expression pourrait être bien plus simple. Ashér signifie : « qui », « en ce qui concerne », « par rapport à ». Ainsi, la compréhension de Yhwh-Élohim est une leçon tirée « par rapport à » la leçon acquise par le déséquilibre. Ashér vient alors « confirmer », « approuver » cela, et se prononce alors oushér [אֻשַּׁר] ou ishér [אִשֵּׁר]. Cette « confirmation » est libératrice et source de joie et de bonheur, ashér devient alors « oshér » [אֹשֶׁר]. Ouvrant d’autres portes, par exemple avec Éhyéh ashér Éhyéh, qui ainsi s’entend Éhyéh oushér Éhyéh (Éhyéh confirme Éhyéh), ou encore Éhyéh oshér Éhyéh (Éhyéh bonheur de Éhyéh). Je rappelle que la Torah est écrite sans voyelles.
Rectifier pour advenir
Le verset se termine par : « Et l’amène vers l’Adam » [וַיְבִאֶהָ אֶל־הָאָדָם]. Ici, l’acte de « d’amener » (vayeviéha) ne se limite pas à une simple action physique. Il suggère une intention de rapprochement, de réunion et de restauration d’un équilibre. L’union n’est pas une fusion, mais une complémentarité, ainsi qu’une rectification, voire une réparation, un tiqoun. Il n’est pas ici question de Tiqoun Ôlam (Réparation du Monde), mais de Tiqoun haAdam (rectification de l’Adam), par une meilleure répartition du féminin, permettant à l’Adam d’aller avec Ishah vers son devenir, son « Ba », c’est-à-dire son Ôlam ha-Ba.
Vayeviéha révèle un mouvement intentionnel pour rétablir l’équilibre, un acte qui met en lumière le rôle crucial du féminin dans la création de l’harmonie et de l’union. La révélation d’Ishah n’est pas une simple création, mais un acte de complémentarité qui a pour but de « rectifier » le « déséquilibre » initial et d’aller vers un monde complet et harmonieux.
Vayeviéha (et il l’amène), symbolise l’entrée d’Ishah dans une nouvelle dimension de l’existence. En l’amenant vers l’Adam, Yhwh-Élohim l’intègre dans un nouvel ordre, un nouvel écosystème relationnel et spirituel. Cette interprétation met l’accent sur le passage d’un état d’isolement (Adam seul) à un état d’union et de complémentarité. Ishah reçoit une fonction, un rôle dans le monde. Ce rôle n’est pas seulement celui de compagne pour Adam, mais aussi celui d’un élément essentiel à l’équilibre de la Création.
En s’éloignant un peu plus du sens littéral, Vayeviéha pourrait signifier « réunir » ou « harmoniser ». Yhwh-Élohim, en « amenant » Ishah vers Adam, provoque une action réparatrice, une quête d’équilibre et de complétude, qui se renouvelle dans le temps.
Nouvelle traduction
En appliquant les significations tirées de l’analyse des segments du verset, voici une traduction littérale qui résume l’esprit de ces interprétations audacieuses.
« Yhwh-Élohim comprenant le signe de déséquilibre qu’il avait acquit de l’Adam par Ishah, il l’amena à l’Adam. »
Quatre points en ressortent :
- La compréhension divine : Yhwh-Élohim ne se contente pas d’agir, il comprend la situation, le « signe de déséquilibre » (tsalâ) de l’Adam.
- L’acquisition d’une connaissance : Le verbe « acquit » (laqaħ) souligne que Yhwh-Élohim a tiré une leçon de la création de l’Adam, de son incomplétude.
- Le rôle d’Ishah comme solution au déséquilibre : La femme est présentée comme une réponse au « signe de déséquilibre » de l’Adam. En ce sens Ishah est une Teshouvah (réponse), une des noms de la Sefirah Binah.
- L’action divine intentionnelle (kavanah) : Le fait d’amener Ishah à l’Adam est un acte volontaire, une action qui vise à rétablir l’équilibre.
Traduction paraphrasée
« Ayant perçu l’incomplétude d’Adam et le besoin d’équilibre inhérent à sa création, Yhwh-Élohim, dans sa sagesse, créa Ishah à partir de son essence même. Reconnaissant l’importance de l’union et de la complémentarité, Il l’amena vers l’Adam, afin de combler le vide et d’instaurer l’harmonie entre l’homme et la femme. »
Pour conclure
Cette relecture du verset de la Genèse 2:22 nous invite à voir au-delà des conventions grammaticales, sans pour autant renier les traductions traditionnelles et leurs diverses compréhensions. En explorant les nuances linguistiques et les significations alternatives des mots hébreux, nous découvrons une vision complémentaire et enrichissante de la création d’Ishah. Cette approche ne vise pas à remplacer les interprétations existantes, mais plutôt à explorer une allée méconnue du Pardès, révélant que le texte saint, à l’image de la Nature divine, recèle des couches infinies de sens. Chaque mot devient une invitation à élargir notre perspective, à contempler le mystère du non-dit, tout en honorant la richesse des traditions interprétatives qui ont nourri la pensée spirituelle à travers les âges. C’est un éveil à la complétude de l’être et à l’harmonie cosmique, un chemin vers une compréhension plus profonde de notre nature, de nos relations, et de notre place dans la Création. Ainsi, ce parcours, loin d’être un rejet, est un hommage aux multiples chemins qui s’ouvrent à ceux qui osent questionner les conventions.
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