En étudiant et traduisant un texte fragmentaire d’Abraham Aboulâfia, intitulé : « Le fondoir pour l’argent, le creuset pour l’or » — écrit en Sicile —, l’usage particulier qu’il est fait du mot « surplus », m’a interpelé et m’a inspiré cet article. Ce petit livre est construit sur un verset des Proverbes (17:3)
« Le fondoir pour l’argent, le creuset pour l’or — mais c’est Yhwh qui éprouve les cœurs. »
Il est des mots qui traversent les Écritures comme des braises encore vives, ne demandant qu’un souffle de conscience pour embraser l’intelligence. Le mot « motar » [מוֹתָר] est de ceux-là. Trop souvent compris comme « reste », « excédent » ou « surplus », il est chez Abraham Aboulâfia bien plus qu’un simple reliquat : il est la trace, la signature, l’intensité en trop, l’empreinte d’un feu mystique que l’âme commune ne saurait contenir — mais qu’un Tsaddiq (Juste) peut recevoir, transmuter et offrir au monde comme Sagesse.
À travers ses textes, et particulièrement dans ce petit livre (voire cahier), Aboulâfia nous introduit à une alchimie spirituelle du surplus, où le Shefâ divin — effusion passant par l’Intellect Agent — ne peut se déverser que dans un récipient pur, préparé, équilibré. Sinon, ce qui devait vivifier devient ce qui consume.
Le motar, c’est ce qui reste après l’épreuve, ce qui dépasse la matière première et révèle la quintessence de l’être. Ainsi :
- Le creuset (kor) et le fondoir (matsréf) ne sont pas seulement des lieux de purification, mais d’extraction du véritable or — ce qui est au-delà du métal brut : le motar de l’âme.
- Dans ce sens, le motar est le fruit du tséirouf — de la combinaison, de la permutation, mais aussi de l'épreuve spirituelle, comme le feu purifie l’or.
Le Motar comme Surabondance du Shefâ
Dans la perspective d’Aboulâfia, le Shefâ est un excès par nature. Il n’est jamais « juste ce qu’il faut », car il est don, effusion, profusion. À l’image du feu sacré qui se répand sur l’autel, il déborde toujours les limites ordinaires de la pensée humaine. Il est le trop-plein du Divin dans le monde, et donc, pour l’humain non préparé, un danger autant qu’une promesse.
C’est dans ce contexte qu’émerge le motar : ce qui reste après l’épreuve, après le passage dans le fondoir intérieur. Le motar n’est pas la partie inutile, c’est ce qui a résisté au feu. Il est l’or extrait, la lumière purifiée, mais aussi parfois le surplus non intégré, laissé de côté par celui qui ne peut en porter la charge.
Le Shefâ est comparable à la lumière du soleil : s’il ne rencontre pas une surface capable de le refléter, il aveugle ou brûle. Le Tsaddiq, dans l’enseignement d’Aboulâfia, est celui qui a fait de son âme un miroir poli. Il supporte le surplus, le motar, non en l’absorbant pour lui-même, mais en le redistribuant en paroles de vie.
Le « surplus » comme dépassement du nominal et de l'intellect superficiel
Aboulâfia distingue entre ceux qui connaissent les noms des Sefiroth ou des lettres, et ceux qui connaissent leur réalité intérieure. Le « motar » désigne alors cette substance secrète qui dépasse le simple énoncé verbal, et n'est accessible qu’au sage ayant traversé les couches superficielles.
« Ce n’est pas le feu qui brûle, mais l’oubli de ce que tu es véritablement. » dit-il.
Le motar, c’est ce qu’il reste après l’oubli, ce qui survit à l’illusion. C’est le « surplus d’être » que l’on retrouve en soi lorsqu’on a tout traversé, tout dépouillé.
Le Motar comme fruit du labeur, selon les Proverbes
La sagesse biblique éclaire cette vision. Ainsi est-il écrit : « Tout effort engendre un surplus (motar), les vaines paroles mènent à la pénurie. » (Proverbes 14:23)
Le motar, ici, n’est pas le déchet, mais le bénéfice. Il est ce qui naît de l’effort vrai, du travail intérieur, du combat contre les illusions. Il oppose sa logique à celle du bavardage, qui, comme le dit Aboulâfia, fait du Nom une coquille vide si l’intention du cœur n’y est pas logée.
De même, dans un autre verset : « Les pensées assidues mènent au surplus (motar), celui qui agit avec précipitation va à la pénurie. » (Proverbes 21:5)
Ici encore, le motar est le fruit d’une lente maturation, d’un travail de l’esprit, d’une veille intérieure. On reconnaît là l’art de la hitbodedouth (retrait contemplatif) chère à Aboulâfia : la lente distillation des lettres dans le silence de l’âme, jusqu’à ce qu’un parfum divin en surgisse. Le motar, c’est le vin qui reste après la vendange, l’huile après la pression.
Le Motar en guématria
Voici que la valeur numérique de « motar » [מוֹתָר] est 646, elle correspond à Tenouâh ouMenouḥah [תְּנוּעָה וּמְנוֹחָה], « Mouvement et Repos ».
Cette équivalence ouvre un abîme de compréhension : le vrai surplus ne peut être maîtrisé que par une sagesse qui connaît le mouvement et le repos, la contraction et la dilatation, le flux et le retrait.
Aboulâfia nous montre que la perméabilité à la Lumière divine exige à la fois agitation créatrice (Tséirouf des lettres) et ancrage profond (repos de l’intellect dans la méditation silencieuse). Le Tsaddiq, maître du souffle et de la pensée, danse entre ces deux pôles.
Le « motar », dans cette lumière, devient le battement même de la vie mystique : recevoir en mouvement, intégrer dans le repos.
Le Tsaddiq, maître du surplus
Face à la profusion du Shefâ, le commun des mortels chancelle. Trop de lumière, et l’orgueil flambe. Trop de feu, et l’intellect se brise. C’est pourquoi Aboulâfia écrit :
« Celui qui ne connaît pas sa propre matière, sa forme, son âme, son intellect... comment pourrait-il savoir à qui il adresse sa prière ? »
Mais le Tsaddiq, lui, connaît sa mesure et celle du Shefâ. Il est l’orfèvre du Nom, le fondeur de l’âme. Le motar qu’il reçoit, il ne le garde pas : il en fait une bénédiction. Il vit ce verset :
« Heureux celui qui réfléchit à Él-Dal (Dieu pauvre) : au jour du malheur, Yhwh le sauvera. » (Psaume 41:2)
Le Él-Dal, Dieu humble et discret, se cache dans le surplus. Et celui qui sait reconnaître dans le motar la discrétion de la lumière, celui-là est sauvé du malheur — car il sait quoi faire du trop.
Philosophie du Motar
Le motar n’est pas ce qui est « en trop », mais ce que l'on ne sait pas encore transformer.
Il est l’ombre de l’intensité divine, le halo d’une lumière que le monde n’est pas prêt à voir. Tantôt feu, tantôt or, tantôt silence, il attend celui qui, comme Aboulâfia, sait que la parole n’est rien sans souffle, et que le souffle n’est rien sans silence.
Que celui qui reçoit plus qu’il ne comprend n’en fasse pas une vanité, mais un travail. Car le surplus est toujours une responsabilité.
Et que la voie du Tsaddiq nous inspire, car il fait du trop une sagesse, de l’excédent un chant, du reste une offrande.
Commentaires
1 Banshee Le 17/04/2025