En étudiant l’ultime et magnifique traité Imré Shéfér d’Abraham Aboulâfia, un paragraphe m’a interpellé et poussé à explorer plus profondément le concept des « Filles de de Tslofħad ben Ħéfér » [בְּנוֹת צְלׇפְחָד בֶּן־חֵפֶר].
Ces filles occupent une place unique dans la tradition biblique et la mystique juive. Relatée dans le Livre des Nombres (chapitres 27 et 36), leur histoire met en lumière cinq femmes remarquables - Maħlah, Noâh, Ħoglah, Milkah et Tirtsah - qui ont osé défier les conventions de leur époque pour réclamer leur héritage. Dans un contexte où les droits des femmes étaient considérablement restreints, ces cinq sœurs ont fait preuve d'un courage exceptionnel en s'adressant directement à Moïse pour revendiquer les terres de leur père décédé. Leur requête, sans précédent, a conduit à une révision significative de la loi hébraïque sur l'héritage, marquant ainsi un tournant dans l'histoire juridique et sociale de l'ancien Israël.
Au-delà de son importance historique et juridique, l'histoire des filles de Tslofħad revêt une profonde signification mystique dans la tradition kabbalistique. Elle symbolise non seulement l'inversion des rôles traditionnels et l'accessibilité directe au divin, mais illustre également comment la quête de Justice et de Vérité peut transcender les structures sociales établies.
Moïse Cordovero, associe ces cinq femmes aux cinq niveaux de l'âme dans leur aspect féminin – Néfesh, Rouaħ, Neshamah, Ħayah et Yeħidah –, soulignant l'importance de l'équilibre entre les énergies masculines et féminines dans le processus spirituel. Leur acte audacieux est interprété comme une manifestation du Tiqoun Ôlam, le concept de Réparation du monde, si central dans la Kabbale. Leur demande d'héritage peut être vue comme une métaphore de l'aspiration de l'âme à s'élever et à se connecter au divin, transcendant ainsi les limitations du monde matériel.
De son côté, Abraham Aboulâfia écrit :
« Et après que moi, Zekaryahou l'auteur, j'ai vu que tout dépend de la voix, du souffle et de la parole, mon cœur a vu mon cœur et a cherché à briser le penchant (yétsér) qui l’ensevelit. Et je dis me rassembler avec les sages de cœur, de m'associer et de renforcer les armées. Je commence à écrire ce livre qui donne des « Paroles Élégantes » (Imré Shefér) pour soumettre les cœurs des fils de poussière et de cendre, et pour épouser par sa bouche les « filles de Tselofħad ben Ħéfér ». C'est pourquoi je l'ai appelé « Imré Shéfér », car en lui je mettrai un feu ardent dans les cœurs des sots et j'enflammerai les cœurs des intelligents. Ceux-là brûleront dans le feu de leur pensée, et ceux-ci seront purifiés dans le feu de leur désir. »
Pour Aboulâfia, « épouser les filles de Tselofħad » est une métaphore pour l'union avec une Sagesse spirituelle profonde et transformatrice, qu’il cherche à atteindre et à transmettre à travers son œuvre Imré Shéfér.
Dans le contexte mystique et kabbalistique d'Abraham Aboulâfia, les filles de Tselofħad symbolisent plusieurs concepts profonds :
- La connaissance ésotérique : Les filles de Tselofħad représentent les secrets de la Sagesse mystique qu’Aboulâfia cherche à « épouser » ou à s'approprier à travers son œuvre.
- L'élévation spirituelle : Comme mentionné, elles symbolisent les différents niveaux de l'âme ou de conscience qu’il cherche à atteindre.
- La transformation intérieure : L'acte d' « épouser » ces filles signifient l'intégration de qualités spirituelles élevées ou la maîtrise de techniques mystiques.
- La révélation divine : Dans la tradition, les filles de Tselofħad ont reçu une réponse directe de Dieu. Ici, elles représentent l'accès à la Révélation divine ou à une compréhension supérieure.
- La transgression créative : Tout comme les filles de Tselofħad ont défié les conventions, elles symbolisent aussi une approche innovante ou non conventionnelle de la spiritualité.
- Les aspects féminins de la divinité : Dans la Kabbale, le féminin est souvent associé à la réception de l'influx divin, le Shefâ. Les filles représentent alors ces aspects réceptifs de la spiritualité.
- La purification et l'illumination : En lien avec le thème du feu mentionné ensuite, elles symbolisent les étapes de purification et d'illumination spirituelles.
- La multiplicité dans l'unité : Les cinq filles représentent encore différents aspects d'une Vérité spirituelle unifiée qu’Aboulâfia cherche à saisir dans son ensemble.
Le Symbolisme des Noms
Ce qui attire l’attention dans cette histoire, ce sont les noms des personnages, à commencer par le grand-père Ħéfér [חֵפֶר] et le père Tselofħad [צְלׇפְחָד].
Tselofħad [צְלׇפְחָד] est « tsal-paħad » [צל פחד], l’ombre de la peur. Car les cinq filles sont les puissances qui permettent de dépasser les limites fixées par la peur : « Les filles de Tselofħad sont 5 Guevouroth (puissances) » (Meoroth Nathan 20:47). Isaac Louria les interprète comme des manifestations des cinq états de Guevourah qui doivent être adoucis et intégrés. La racine hébraïque tsalaf [צָלַף] est liée au concept de « traverser » ou « pénétrer » (en tirant à l’arc), suggérant que ses filles représentent des forces capables de traverser, telles des flèches, les limites conventionnelles. Cette idée résonne avec leur rôle de pionnières dans la loi d'héritage.
Le Dirshouni I, un midrash rédigé selon une considération féminine, mentionne : « Pourquoi ont-elles été appelées « filles de Tselofħad » au début et seulement ensuite par leurs noms ? À cause de l'ombre et de la peur qui les accompagnaient au début. Au début, elles étaient assises dans l'ombre de leur père et elles craignaient de lever la tête. Lorsque les sœurs se sont rapprochées les unes des autres, elles ont été renforcées et connues par leurs noms. »
Ħéfér [חֵפֶר], vient de ħafar [חָפַר] qui signifie creuser une excavation, un tunnel, un terrier ; mais aussi une tombe. En araméen, cela signifie aussi avoir honte, une gêne qui pousse à se dissimuler (dans un creux) pour épier ce que l’on craint d’affronter soit par timidité excessive, honte ou peur.
Les noms des filles de Tselofħad portent aussi une signification mystique :
- Maħlah [מַחְלָה] : Signifie « maladie », mais aussi « pardon », suggérant une réparation ou une transformation spirituelle par la Teshouvah.
- Noâh [ְנֹעָה] : Le « mouvement », symbolisant l’évolution et la dynamique spirituelle. L’impulsion de la roue du guilgoul et les voyelles (tenouôth) qui animent les lettres.
- Ħoglah [חָגְלָה] : La « danse circulaire », représentant l’unité et le cycle de la vie. Ce sont les lettres qui se combinent dans leur guilgoul. Le nom désigne aussi une perdrix.
- Milkah [מִלְכָּה] : La « reine », signifiant la souveraineté et l’autorité spirituelle de la Shekinah.
- Tirtsah [תִרְצָה] : La « désirable », évoquant la beauté et l’harmonie divine qui exprime le désir (ratsah) créateur.
Si l’on calcule la somme des guimatrioth des cinq noms – - Maħlah, Noâh, Ħoglah, Milkah et Tirtsah [מַחְלָה נֹעָה חָגְלָה מִלְכָּה תִרְצָה] – ont obtient 1044. Cela suggère que les « Filles de de Tslofħad » font écho aux « Filles de Jérusalem » du Cantique des cantiques, Banouth Yeroushalaïm [בְּנוֹת יְרוּשָׁלִָם], de même guimatria.
Certains cercles kabbalistiques utilisent la méditation sur les noms des filles de Tselofħad comme une technique pour éveiller les cinq aspects de l'âme. Cette pratique implique la modulation de chaque nom, associé à une lumière teintée spécifique, en se concentrant sur les qualités spirituelles qu'il représente.
L'Héritage Spirituel
Dans la pensée kabbalistique, la quête d'héritage terrestre des filles de Tselofħad est interprétée comme une métaphore de la recherche d'un héritage spirituel. Leur action est vue comme un acte de Tiqoun, contribuant à la Réparation du monde, et à restaurer l'équilibre divin masculin et féminin.
Cet héritage revendiqué par les filles de Tselofħad peut être aussi vu comme une métaphore de notre responsabilité envers la Création. Leur acte peut inspirer une réflexion sur la manière dont nous « héritons » et prenons soin de notre environnement, en transcendant les limites traditionnelles de la propriété pour embrasser une vision plus holistique de notre relation avec la nature.
Cette œuvre est interprétée comme une élévation de l'aspect féminin dans le monde spirituel, symbolisant la recherche d'un équilibre entre les énergies masculines et féminines dans l'univers kabbalistique. La quête des filles de Tselofħad peut être vue comme un processus d'individuation jungien, où le féminin cherche à s'intégrer pleinement dans la conscience collective. Les cinq filles représentent dans ce cas différents aspects de la psyché en quête de reconnaissance et d'intégration.
L'histoire des filles de Tselofħad transcende son contexte historique pour devenir un puissant symbole de transformation spirituelle, de Justice divine et d'Harmonie cosmique. Elle continue d'inspirer réflexions et interprétations, illustrant comment un acte de courage et de foi peut avoir des répercussions profondes tant sur le plan terrestre que spirituel.
L'histoire des filles de Tselofħad a inspiré l'artiste contemporaine Siona Benjamin qui a créé une série de peintures représentant chacune des filles comme une fusion de tradition juive et d'imagerie indienne, soulignant leur statut de figures transculturelles de l'émancipation féminine.
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