Le rêve d'Abraham

Georges Lahy Par Le 30/03/2024 1

par Daniel Goyone

Mon ami Daniel Goyone, musicien-compositeur émérite, a porté son regard inspiré sur mon roman intitulé "Le Kabbaliste et l'Orchidée", y insufflant une vision mystique nouvelle pour Abraham. Cette approche ajoute une dimension musicale saisissante aux 24 roues constituées des 72 Noms du Shém haMeforash. Ce mariage entre littérature et musique donne naissance à ce que l'on pourrait qualifier en musique d'une "Suite" :

Le Rêve d’Abraham

Par Daniel Goyone

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Arrivé à Gozo, au retour de son exil sur l’île de Comino, Abraham Aboulâfia eut soudain une nouvelle vision. Toutes les privations qu’il avait endurées l’avaient considérablement affaibli. Puis, ensuite, avec la joie de retrouver ses amis, le contraste s’était avéré violent. Submergé par la fatigue et par les émotions, il sombra peu à peu dans un demi-sommeil, dans lequel se mêlaient confusément visions étranges et résurgences de souvenirs enfouis.

En particulier, il percevait des sons que son esprit essayait inconsciemment d’organiser. Au début, il s’efforçait d’associer ces sons à des syllabes, comme il avait coutume de le faire dans sa pratique kabbalistique. Mais, à la place des lettres de l’alphabet hébreu lui revinrent alors en mémoire les syllabes que, deux siècles auparavant, un moine chrétien, du nom de Guido d’Arezzo, avait utilisé pour nommer les notes de musique, et dont Abraham avait eu quelques échos au cours de ses voyages en Italie.

Plus curieusement, il vit ensuite apparaitre dans son rêve une figure inconnue, un grand échalas bizarrement coiffé d’une perruque frisée, dont la canne qu’il agitait fiévreusement devant lui mimait une chorégraphie étrange, avant qu’il ne s’arrête soudain pour déclamer : « Moi, Jean-Philippe Rameau, j’affirme, et j’ai prouvé dans mon Traité de l’Harmonie, que les accords parfaits majeurs et mineurs sont les constituants naturels de la musique tonale ! ».

Abraham Aboulâfia ne comprenait guère ce que signifiait ce couple d’accords parfaits, mais il lui évoquait confusément la dualité masculin/féminin incarnée en particulier par les deux branches de l’arbre des séphiroth, symbole cher à son cœur. À ce moment précis, il se souvint qu’il avait toujours avec lui les 216 graines de cumin qu’il avait rapportées de son exil. Il tenait à les garder avec lui, en souvenir des expériences si fortes qui y étaient associées.

Il lui revint également à l’esprit qu’il n’était pas très éloigné de Crotone, ville dans laquelle Pythagore avait fondé son école, dix-huit siècles plus tôt. Abraham avait étudié certains de ses ouvrages et en avait retenu plusieurs notions. En particulier ce cercle presque parfait formé par les 12 quintes successives qui divisent l’octave et qui forment la structure de la gamme chromatique.

Toutes ces visions dansaient devant lui et se mélangeaient dans son esprit. C’est alors qu’il pensa : « En construisant des accords parfaits majeurs et mineurs sur les 12 degrés de cette gamme, j’obtiendrais 24 accords, d’une façon similaire à celle qui m’a permis d’obtenir 24 cercles de neuf lettres à partir des 216 lettres qui forment les 72 noms divins. »

Peu à peu, son rêve se fit plus précis. Il eut alors l’impression qu’il maîtrisait ses mieux pensées, comme dans un rêve conscient que l’on peut infléchir volontairement. Celles-ci retournèrent alors vers Pythagore et lui suggérèrent de disposer les 12 accords parfaits majeurs en une suite qui enchaîne la série des intervalles de quinte : do, sol, ré, la, mi, si, fa#, do#, sol#, ré#, sib, fa.

Il lui restait alors à disposer les 12 accords parfaits mineurs. Il avait eu, plusieurs fois dans le passé, l’occasion de croiser quelques grands mathématiciens arabes et, à chaque fois, il avait été ébloui par la façon dont il combinait les nombres pour faire jaillir une harmonie entre eux. S’inspirant de leur travail, il se dit : « Ce qui s’est avéré vrai à un niveau supérieur doit être vrai à un niveau inférieur. La quinte divise les 12 degrés chromatiques de l’Octave en 7 et 5. De même si je divise la quinte je dois m’efforcer d’obtenir une proportion semblable, autant que possible. Donc je vais diviser les 7 degrés chromatiques qui constituent la quinte en 4 et 3 degrés chromatiques. »

En appliquant ce principe, il choisit la note mi pour construire le premier accord parfait mineur. Puis il n’eut plus qu’à procéder de même en alternant accords parfaits majeurs et mineurs. Et il obtint cette suite de 24 accords :

Do  Mim  Sol  Sim  Ré  Fa#m  La  Do#m  Mi  Sol#m  Si  Ré#m 

Fa#  Sibm  Réb  Fm  Lab  Dom  Mib  Solm  Sib  Rém  Fa  Lam

« Si on retire la perfection de la perfection, le résultat ne peut être que parfait !», se dit-il ensuite. Et il remplaça alors les 3 notes de chaque accord parfait par les 9 notes restantes de la gamme chromatique. Ainsi, à la place des trois notes de l’accord parfait de Do majeur (do, mi, sol) , il obtint les neuf notes suivantes : do#, ré, mib, fa, fa#, sol#, la, sib, si. Il constata avec satisfaction que cela lui permettait d’obtenir 24 groupes de 9 notes, chacun étant le complémentaire de l’un des 12 accords parfaits majeurs, ou de l’un des 12 accords parfaits mineurs.

En plaçant à la suite ces groupes de 9 notes, selon l’ordre des accords parfaits qu’il avait établi, voici ce qu’il obtint:

do#  ré    mib  fa  fa#   sol#  la     sib   si        (à la place de l’accord de do majeur)

fa     fa#  sol#   la   sib   do    do#   ré    ré#  (à la place de l’accord de mi mineur)

et ainsi de suite jusqu’à :

sib  si  do#  ré  ré#  fa  fa#  sol  sol#                        (à la place du la mineur, dernier des 24 accords)

Arrivé à ce point, Abraham sentait la fatigue le gagner de plus en plus. Mais il se ragaillardit lorsqu’il vérifia qu’il obtenait bien une suite de 216 notes, qu’il pouvait, pour chacune, associer à une graine de cumin.

Il se retrouvait sur un terrain tellement familier qu’il sentit son énergie revenir. Et, sur sa lancée, il décida de disposer ces 216 notes en 3 rangées de 72 notes, correspondant aux accords suivants :

Do  Mim    Sol   Sim    Ré    Fa#m  La    Do#m

Mi   Sol#m  Si   Ré#m  Fa#  Sibm  Réb  Fm

Lab  Dom   Mib  Solm  Sib   Rém   Fa    Lam

Ces trois rangées commençaient ainsi :

do#  ré    mib  fa  fa#   sol#  la     sib   si          fa     fa#  sol#   la   sib   do    do#   ré    ré#

pour la première.

puis :

fa   fa#  sol   la   sib   do    do#   ré    ré#        la    sib   do   do#   ré   mi   fa   fa #  sol  

pour la deuxième.

et :

la  sib  si  do#  ré  mi  fa  fa#  sol                  do#  ré  mi  fa  fa#  lab  la  sib  si

pour la troisième.

Il écrivit ensuite ces trois séries de 72 notes, l’une au-dessous de l’autre, en boustrophédon. La première de droite à gauche, la 2è de gauche à droite et la 3è de droite à gauche.

« Je serais bien curieux de savoir ce que donne chaque colonne si, pour chacune, on lit verticalement les trois notes qui la composent. Je crois bien que ni Pythagore, ni Rameau, ni Maïmonide, ni Al-Khawarizmi n’y ont jamais pensé ! » se dit-il, la fatigue obscurcissant quelque peu sa modestie habituelle.

Mais, alors qu’il allait faire le calcul, une main amie se posa sur son épaule : « Maître, il est temps de partir. Le bateau pour la Sicile nous attend. Nous ne pouvons plus attendre. ».

Alors Abraham, sortant de son rêve, se leva, rassembla ses graines de cumin, et les mit dans son sac. Puis il suivit le marin en emportant son songe avec lui.

Commentaires

  • kennedy

    1 kennedy Le 07/04/2024

    Tout un ..."chant" des possibles donc !!!

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