Dans le film de Michael Grinspan, Énigme Shoshani, où l'on explore les mystères des enseignements de M. Shoshani, le professeur Shalom Rosenberg (1935-2023) énonce une formule résumant la clé pour accéder aux enseignements de ce maître énigmatique :
כַּרְטִיס הַכְּנִיסָה לְהֵיכַל הַיְּדֵעַ: הַקּוּשְׁיָא
Kartiss haknissah lehéikhal hayedéâ : haqoushia
« Le ticket d'entrée au Palais du Savoir : la question. »
Pour Shoshani, les enseignements devaient être protégés, car ceux qui n'étaient pas aptes à les recevoir risquaient de les déformer et de se perdre dans des chemins erronés. Ainsi, le chercheur, en quête de vérité, doit apprendre à formuler la question juste, celle qui lui ouvrira la porte du Palais du Savoir. D'autres questions le conduiraient à errer dans les méandres de l'esprit.
Cette question se construit et s’affine à travers les épreuves rencontrées, étape après étape. Le Proverbe dit : « Le juste tombe sept fois, puis se relève » (Proverbes 24:16). Ici, on pourrait comprendre : « Le juste tombe sept fois, puis pose enfin la bonne question », obtenant ainsi « le ticket d’entrée ».
Clés ou leurres
Dans les diverses voies initiatiques, on rencontre fréquemment des personnes engagées dans une quête quasi obsessionnelle de « clés » — magiques, initiatiques, spirituelles. Elles en oublient, voire ignorent, la raison qui les a conduites sur ces chemins. Nombre de ces aspirants à l'Inconnu doivent se rappeler qu'une « clé » ne sert qu'à ouvrir une porte, qui est l'aboutissement d'un long et souvent ardu cheminement. Certains croient que les « clés » trouvées dans des livres, des transmissions orales ou d'autres sources supprimeront l'effort nécessaire pour atteindre le but, ou encore, les propulseront magiquement dans le Palais. C'est un leurre.
Prenons un exemple : au sommet d'une colline se trouve une ancienne chapelle, accessible au bout d'un chemin pierreux et sinueux. Pour pénétrer dans la chapelle, une clé est nécessaire, que me confie le maire du village. Cette clé, gardée en poche, n'a aucune valeur durant la progression sur le chemin, si ce n'est de me rappeler que je me dirige vers une porte. Mais elle n'a absolument pas le pouvoir de raccourcir ou de supprimer le chemin. Elle ne deviendra précieuse que lorsque, après bien des efforts, j'atteindrai la porte du sanctuaire.
Dans la tradition kabbalistique, l'idée de la clé et de la porte revêt une dimension profonde. La voie kabbalistique nous enseigne que le véritable cheminement spirituel ne se résume pas à la simple acquisition de connaissances ou de techniques ésotériques. Il s'agit d'une transformation intérieure, où chaque étape du chemin est une épreuve destinée à purifier l'âme et à la préparer à recevoir la lumière divine. La clé symbolise la compréhension et la sagesse acquises à travers les épreuves, et non un simple artefact magique.
Les sages kabbalistes, tels qu'Abraham Aboulâfia (une sorte de Shoshani du XIIIe siècle), insistent sur l'importance de l'expérience personnelle et de la méditation dans l'acquisition de la Sagesse. Les « clés » extérieures, comme les textes sacrés et les enseignements, ne sont que des aides pour éveiller les clés intérieures que nous possédons tous. C'est en traversant les difficultés et en surmontant les obstacles que l'on affine son âme et que l'on se prépare à ouvrir la porte du savoir véritable. Ainsi, le cheminement lui-même devient la véritable clé, car il forge l'être capable de comprendre et d'utiliser la clé finale.
Clés et clavicules
La notion de « clé » peut être approfondie en la comparant à celle de « clavicule », présente dans les grimoires. Les clavicules, littéralement des « petites clés », sont des livres de magie contenant des formules et des rituels pour accéder à des pouvoirs mystiques. À l'instar des clés, les clavicules ne sont pas des solutions instantanées et magiques. Elles nécessitent une compréhension profonde et une préparation rigoureuse pour être utilisées efficacement. Donc de la patience et du labeur.
En hébreu, le terme maftéaħ [מַפְתֵּחַ] signifie « clé », et il partage la même racine que le mot pétaħ [פֶּתַח], signifiant « porte » ou « ouverture ». Cette racine פתח (pataħ) exprime non seulement l'acte d'ouvrir, mais aussi la capacité de développer, améliorer, nourrir et inventer en chacun. Ainsi, la clé initiatique n'est pas simplement un outil pour ouvrir une porte ; elle représente le potentiel d'ouverture intérieure et de transformation personnelle.
Cette comparaison peut également être étendue à la clavicule du corps humain, un os essentiel au mouvement et à la capacité de porter des charges. De la même manière, la quête spirituelle implique une répartition équilibrée des efforts et une préparation physique, mentale et spirituelle. La clavicule joue un rôle crucial en permettant la mobilité et la force, tout comme la clé spirituelle permet l'accès à des niveaux plus profonds de Compréhension et de Sagesse.
La clé initiatique, comme la clavicule corporelle, doit être capable de supporter les épreuves du chemin et de distribuer les efforts nécessaires pour avancer. Une clé mal comprise ou mal utilisée peut mener à des déséquilibres et des errances, tandis qu'une clavicule affaiblie ou blessée peut entraver le mouvement et la progression. C'est dans l'harmonie et la préparation que réside la vraie force, permettant à l'initié de porter les charges de la connaissance et de se mouvoir avec sagesse et discernement sur le chemin spirituel. En intégrant la sagesse kabbalistique, nous comprenons que la clé n'est pas seulement un outil, mais un symbole de notre capacité à nous développer, à nous améliorer et à découvrir des vérités plus profondes en nous-mêmes.
La question-clé
Lorsque l’on observe le signe du point d’interrogation [?], il ressemble à une clé. Cependant, une clé n’ouvre pas toutes les serrures ; il faut trouver la bonne, et c’est cela qu’enseignait Shoshani. Pour la trouver, il faut descendre en profondeur. Il disait : « Remets en question ce que tu connais déjà. »
Dans sa progression, l’adepte accumule de nombreuses clés et se pose énormément de questions, mais une seule fonctionne. En éprouvant ce qu’il pense déjà connaître, il se dépouille de toutes ces clés inutiles, dont aucune n’ouvrira jamais le Sanctuaire. Il doit également se libérer de la charge vorace de son ego et descendre dans les profondeurs étroites de son esprit. C’est là, dépouillé du superflu, qu’il trouvera la question-clé, celle qui ouvre le « Palais du Savoir ».
La quête de la question-clé est un processus de purification et de transformation intérieure. La voie kabbalistique nous enseigne que le véritable savoir n'est pas simplement une accumulation de faits ou de doctrines, mais une révélation qui émane de l'âme purifiée. Cette révélation est possible seulement lorsqu'on a écarté les illusions et les préjugés, et que l'on s'est confronté à la véritable essence de notre être.
La question-clé est, en essence, un retour à l’état de pure quête, où l’ego n’a plus de place, et où seule la sincérité de l’intention guide l’adepte. C'est cette sincérité qui permet de poser la question juste, celle qui résonne avec les vérités universelles et ouvre les portes du savoir caché. Comme la forme du point d’interrogation suggère une clé, chaque question posée avec la pure intention de savoir devient une potentialité d’ouverture, une possibilité d’accéder à un nouveau niveau de Compréhension et de Sagesse.
Ainsi, Mar Shoshani nous enseigne que le véritable ticket d’entrée au Palais du Savoir n’est pas une simple curiosité intellectuelle, mais un engagement profond à questionner, à remettre en cause et à transcender les connaissances superficielles. C'est en embrassant cette démarche de questionnement sincère et d’humilité spirituelle que l’adepte peut espérer découvrir la clé qui ouvrira les portes du la Connaissance vraie.
Les Qoshioth de Pessaħ
Le terme qoushia [קּוּשְׁיָא], utilisé par Shoshani pour désigner la « question-clé », rappelle les qoshioth [קושיות] de Pessaħ, qui sont les quatre questions traditionnelles posées lors du Sédér de la Pâque juive. Ces questions, connues sous le nom de « Mah Nishtanah » (Pourquoi cette nuit est-elle différente des autres nuits ?), sont posées par les enfants et servent à déclencher la narration de l'histoire de l'Exode d'Égypte. On peut y entendre : "Pourquoi cette question est-elle différente des autres questions", "Pourquoi cette épreuve est-elle différente des autres épreuves"...
Les quatre qoshioth de Pessaħ sont les suivantes :
- Pourquoi mangeons-nous des matsoth (pains sans levain) cette nuit-là ?
- Pourquoi mangeons-nous des herbes amères cette nuit-là ?
- Pourquoi trempons-nous deux fois les légumes cette nuit-là ?
- Pourquoi mangeons-nous tous accoudés cette nuit-là ?
Ces questions ne sont pas simplement des curiosités ; elles ont une signification profonde et visent à éveiller la conscience et à rappeler aux participants les enseignements spirituels et historiques de l'Exode. Elles incitent à une réflexion sur la liberté, la mémoire collective et la relation avec le divin.
La matsa, ou pain sans levain, que l'on consomme lors de Pessaħ, symbolise l'humilité, tandis que le pain levé représente l'ego qui gonfle. En se débarrassant de la pâte levée, les participants se libèrent symboliquement de leur ego, s'ouvrant ainsi à une humilité nécessaire pour percevoir la profondeur des enseignements divins. Les qoshioth, posées dans cet état d'humilité, deviennent des instruments puissants pour atteindre une compréhension spirituelle plus profonde.
Libérés de la charge de l'ego, les quatre qoshioth servent à percevoir avec humilité la Présence de la question-clé, la qoushia. Cette démarche de questionnement sincère et de remise en cause des certitudes personnelles permet de s'ouvrir à des vérités plus profondes et universelles. Les qoshioth ne sont pas seulement des questions rituelles ; elles sont des portes vers une réflexion et une introspection qui peuvent révéler des aspects cachés de la réalité spirituelle.
En posant les qoshioth avec une intention pure et une conscience éveillée, les participants du Sédér se connectent à une tradition millénaire de questionnement et de quête de sens. C'est cette même attitude de questionnement sincère et de recherche de la vérité que Shoshani encourageait dans ses enseignements, guidant ses disciples vers la découverte de la question-clé, la véritable porte d'entrée au Palais du Savoir.
Qoushia [קּוּשְׁיָא] avec un alef final est la forme araméenne de la qoushiah [קֻשְׁיָה] hébreu. Dans les deux mondes, le mot signifie « question », mais désigne aussi un « problème » qu’il faut résoudre. On peut aussi dire « difficulté », comme dans la section Shabbath du Talmud (33b) : « Au début, lorsque Rabbi Shimon ben Yoħai soulevait une difficulté (qoushia), Rabbi Pineħas ben Yaïr répondait à sa question par douze réponses. Finalement, lorsque Rabbi Pineħas ben Yaïr soulevait une difficulté (qoushia), Rabbi Shimon ben Yoħai répondait par vingt-quatre réponses. ».
Cette difficulté est une « raideur », qashéh [קָשֶׁה]. C’est quelque chose de rigide, de strict, de dur. Qui forme la fameuse expression : êm qshé-ôréf [עַם־קְשֵׁה־עֹרֶף], « peuple à la nuque raide ». Que l’on peut alors entendre ici : « peuple qui refuse de se remettre en question ». Ainsi, nuque raide, pas de question, et pas de question, pas de « Ticket d’entrée dans le Palais du Savoir ».
Ajouter un commentaire