Le Nécessaire, le Possible et l’Impossible

Georges Lahy Par Le 02/05/2025 0

Dans le Séfér Mafteaħ haReayon d’A. Aboulâfia

À l’orée du livre Mafteaħ ha-Reayon, Abraham Aboulâfia propose à l’âme en quête de lumière une discipline fondamentale : savoir discerner le Nécessaire (Ha-Meħouyav [המחוייב]), le Possible (Ha-Éfshar [האפשר]) et l’Impossible (Ha-Nimnâ [הנמנע]).

Cette distinction n’est pas une spéculation vaine : elle est la clef même qui ouvre l’accès à la Vérité et sauvegarde l’esprit des périls de l’illusion.

Le Nécessaire — Ce qui doit être su et poursuivi

Le Nécessaire est l’objet d’une quête obligatoire. C’est ce que l’âme se doit de connaître pour réaliser sa nature propre. Ainsi, Aboulâfia affirme :

"המחוייב אצל הנפש בהשגת עבודת יוצרה באמת הוא החקירה בידיעת השם יתעלה ובידיעת תאריו המחוייבים לו..."

« Le Nécessaire pour l’âme, dans l’accomplissement véritable du service de son Créateur, est l’investigation portant sur la Connaissance de HaShém, exalté soit-Il, et sur la connaissance de Ses attributs nécessaires. » (Mafteaħ ha-Reayon, section 6)

Connaître Dieu, non pas comme une image anthropomorphique, mais dans Son être nécessaire et absolu, constitue donc la première des tâches. De même, comprendre les commandements de la Torah, dans leur essence profonde, fait partie du domaine du Nécessaire : car la Torah, langage des hommes, voile et révèle tout à la fois la Sagesse divine.

Le Possible — Ce qui est à la portée de l’effort

À l’ombre du Nécessaire s’étend le domaine du Possible, champ d’effort et de devenir. C’est ce que l’âme peut atteindre si elle exerce ses facultés, par la méditation, par la contemplation, par l’amour du savoir.

Aboulâfia écrit :

"והאפשר אצל הנפש הוא כל מה שתוכל להשיג בכח קרוב או רחוק..."

« Et le Possible pour l’âme est tout ce qu’elle peut atteindre par une puissance proche ou lointaine... » (Mafteaħ ha-Reayon, 6)

L’étude des sciences, l’intelligence des lois naturelles, la purification de l’âme pour s’approcher de l’Intellect-Agent : toutes ces entreprises relèvent du Possible. Ce n’est pas un domaine figé : c’est un champ de potentialité, où la progression est toujours possible, et où le mérite est proportionné à l’effort.

L’Impossible — Ce qui est empêché d’être

Le Nécessaire est ce qui doit être cherché ; le Possible, ce qui peut être conquis ; mais l’Impossible est ce que l’âme ne saurait, en aucune manière, atteindre.

Aboulâfia précise :

"והנמנע אצל הנפש הוא מה שאין בטבעה להשיגו כלל..."

« Et l’Impossible pour l’âme est ce qui n’est pas dans sa nature d’atteindre du tout... » (Mafteaħ ha-Re’ayon, 6)

Cependant, pour en comprendre toute la portée, il faut prêter attention au mot hébreu employé : Nimnâ [נִמְנָע]. Il est construit à la forme passive (Nifal), et signifie littéralement « ce qui est empêché d’être ».

Ainsi, dans la vision d’Aboulâfia, l’impossibilité n’est pas une simple absence d’existence, ni un interdit extérieur. C’est un empêchement intrinsèque, né du tissu même de la réalité, imposé par la nature des choses ou par la logique elle-même.

Par exemple, il est impossible à l’âme humaine de connaître l’essence de Dieu, non parce que Dieu se cacherait volontairement, mais parce que l’Infini est, par essence, inaccessible à une intelligence finie. Il est empêché d’être saisi.

De même, il est impossible de concevoir un cercle carré ou un feu froid : ces impossibilités ne viennent pas d’un décret arbitraire, mais de la nature profonde des concepts eux-mêmes.

Comprendre cela, c’est recevoir un double enseignement :

  • D’abord l’humilité. Il existe des barrières naturelles que même la plus grande volonté ne saurait franchir. Reconnaître ses propres limites n’est pas une défaite, mais un ajustement à l’ordre du réel.
  • Ensuite la confiance. Car si l’Impossible est « empêché d’être », alors le Nécessaire, lui, est « appelé à être ». Le monde n’est pas un chaos capricieux ; il est un ordre structuré, dans lequel certaines voies sont barrées — mais d’autres sont grandes ouvertes. Entre « empêché d’être » et « appelé à être », il y a le possible, que Aristote aurait appelé la puissance (dunamis), par opposition à l'acte (energeia). Que l’on pourrait appeler, dans l’esprit kabbalistique : l'indétermination originelle. Où la chose est suspendue entre plusieurs devenirs possibles selon le mouvement de l'Intellect Agent et la pureté de la Volonté.

L’Impossible n’est donc pas un outrage : il est un rempart qui protège l’âme contre l’errance dans l’absurde, et qui la garde fidèle au chemin de la Vérité.

Celui qui veut atteindre l’Impossible agit contre la nature même du monde ; il se perd dans des chimères, il blesse son âme en la lançant contre des murs d’airain.

Celui qui reconnaît l’Impossible, au contraire, grandit en sérénité, car il apprend à vivre selon les lois profondes de l’Être.

On pourrait dire, en langage imagé :

  • « L'empêché d’être » est comme une graine tombée sur un rocher : rien ne pourra germer.
  • « L'appel à l'être » est la graine plantée dans une terre fertile : tout la pousse à devenir arbre.
  • L'intermédiaire, c'est la graine portée par le vent (rouaħ) : elle cherche où se poser, ni condamnée, ni destinée encore.

La Sagesse du Discernement

À travers cette triple distinction, Aboulâfia fonde une véritable éthique de la connaissance.

  • Chercher à tout prix le Nécessaire, sans jamais s’en détourner.
  • S’efforcer, sans présomption mais avec ardeur, de conquérir le Possible.
  • Se détourner avec respect de l’Impossible, pour préserver l’âme de la confusion.

Ce triple mouvement conduit l’homme vers la perfection de son être, en accord avec l’Ordre divin inscrit dans la nature et dans la Torah.

Et c’est dans cet esprit qu’Aboulâfia enseigne que l’étude de la langue hébraïque, la méditation sur les lettres et les Noms divins, le travail du Tseirouf permettent de faire basculer certains possibles dans le domaine de l’effectif, ouvrant l’âme à des illuminations où l’Intellect Actif lui-même vient l’éclairer.

Pour conclure

Dans le Mafteaħ ha-Reayon, Aboulâfia ne se contente pas de tracer un chemin spéculatif. Il donne à ses disciples une clef pour ouvrir les portes du réel.
L’intelligence de la tripartition entre le Nécessaire, le Possible et l’Impossible devient un instrument de libération intérieure, un gouvernail pour naviguer sur les mers souvent agitées du monde intelligible.

Le sage, selon Aboulâfia, n’est pas celui qui prétend tout connaître, mais celui qui sait distinguer ce qui mérite d’être su, ce qui peut être su, et ce qu’il faut humblement reconnaître comme insondable.

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