Le Droit Infini

Georges Lahy Par Le 26/03/2024 0

Chouchani et Levinas

Dans l'exploration des profondeurs de la pensée, la relation entre le maître et son disciple est souvent aussi énigmatique qu'essentielle. C'est particulièrement vrai dans le cas de la connexion intellectuelle et spirituelle entre Monsieur Chouchani et son disciple, le philosophe Emmanuel Levinas. Cette relation a façonné non seulement la compréhension de Levinas du judaïsme mais a également influencé sa philosophie éthique et sa lecture des textes sacrés.

Pour percer à jour ce lien mystérieux, il est intéressant d’analyser quelques lignes extraites des cahiers de M. Chouchani et d’en retrouver l’écho dans l’œuvre de Lévinas.

Voici l’image dans le cahier.

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En voici la transcription et la traduction :

כי הגדירו מי יהודי: כל הכופר בע״ז, לא שרק יהדות בו, אלא שאף 'נקרא יהודי', חבר לעם זה, שכל תפקידו לילחם בע״ז, בניכַר (חוץ) ליהודה .. לפי פירוש חז״ל !- לא היססו, ולא דרשו עמ״ש [עול מלכות שמים]-

וכן היה בהיסטורית ב״ר - שלמה שנשא נכריות, ערפה ורות - אחרת לא היתה מפצרת בן שתחזרנה - ועמך עמי .. לא נזכר שטבלה [רות, לשם גירות]

Car ils [les maîtres du Talmud] ont défini qui est Juif : tout celui qui renie l'idolâtrie (âvodah zara), ils n'ont pas dit que seulement le judaïsme est en lui, mais aussi qu'il est « appelé Juif », connecté à ce peuple, dont toute la mission est de lutter contre l'idolâtrie, de manière étrangère (extérieure) à Judah ... selon l'interprétation des Sages ! Ils n'ont pas hésité, et n'ont pas cherché le joug du royaume des cieux –

Et ainsi fut-il dans l'histoire du Premier Temple - Salomon qui épousa des étrangères, Ôrpah et Ruth - une autre n'aurait pas insisté pour que son fils revienne - et ton peuple sera mon peuple... Il n'est pas mentionné que Ruth ait été immergée [dans le mikvé pour la conversion].

Dans cet extrait des cahiers M. Chouchani aborde la question de l'identité juive à travers le prisme de la lutte contre l'idolâtrie. Il propose une définition de qui est considéré comme Juif non pas uniquement par l'appartenance religieuse au judaïsme, mais aussi par l'acte de renier l'idolâtrie (âvodah zara). Cette perspective suggère que l'identité juive transcende la simple observance religieuse pour embrasser une mission plus large, celle de combattre l'idolâtrie, au-delà de la communauté de Judah.

Le texte fait référence à l'interprétation des Sages, soulignant que cette vision de l'identité juive est ancrée dans la tradition rabbinique. Il est intéressant de noter que les Sages n'ont pas hésité ni cherché à imposer le « joug du royaume des cieux », ce qui peut être interprété comme une approche ouverte et inclusive de l'identité juive, ne se limitant pas strictement à la conformité religieuse.

L'exemple de Salomon, qui a épousé des étrangères, dont Ôrpah et Ruth, est utilisé pour illustrer cette idée. Le cas de Ruth est particulièrement significatif car, bien qu'elle soit devenue un membre du peuple juif en déclarant « ton peuple sera mon peuple » (Ruth 1:16), il n'est pas mentionné qu'elle ait subi une conversion formelle par immersion. Cela suggère que son engagement envers le peuple juif et sa renonciation à l'idolâtrie ont été suffisants pour être considérée comme Juive, mettant en lumière une conception de l'identité juive basée sur la conviction et l'action plutôt que sur les rituels formels.

Chouchani et Levinas

Ce passage du cahier écrit de la main de M. Chouchani offre un aperçu de son enseignement, révélant une interprétation du peuple juif qui transcende les frontières ethniques et nationales. Chouchani, dont l'identité reste enveloppée de mystère, est reconnu pour son approche non conventionnelle et profonde des textes talmudiques, une approche qui a profondément marqué Emmanuel Levinas. Dans ses « Lectures talmudiques » Levinas reprend et développe les idées de son maître, notamment en ce qui concerne la notion de peuple juif.

Levinas, influencé par Chouchani, présente une vision du peuple juif non comme une ethnie particulière, mais comme une communauté de destin, caractérisée par une mission spirituelle et éthique universelle. Cette mission consiste à lutter contre l'idolâtrie et à assumer des responsabilités morales envers le monde. Selon cette perspective, être juif est moins une question d'origine ethnique que d'engagement envers un ensemble de valeurs et de principes éthiques qui s'adressent à l'humanité dans son ensemble.

Pour cela, Levinas se fonde sur une discussion talmudique dans le Traité Bava Metsia 83a :

מַעֲשֶׂה בְּרַבִּי יוֹחָנָן בֶּן מַתְיָא שֶׁאָמַר לִבְנוֹ צֵא שְׂכוֹר לָנוּ פּוֹעֲלִין הָלַךְ וּפָסַק לָהֶם מְזוֹנוֹת

Un incident impliquant Rabbi Yoħanan ben Matya, qui dit à son fils : Va embaucher des ouvriers pour nous. Son fils alla les embaucher et s'engagea à les nourrir.

וּכְשֶׁבָּא אֵצֶל אָבִיו אָמַר לוֹ בְּנִי אֲפִילּוּ אִם אַתָּה עוֹשֶׂה לָהֶם כִּסְעוּדַת שְׁלֹמֹה בִּשְׁעָתוֹ לֹא יָצָאתָ יְדֵי חוֹבָתְךָ עִמָּהֶן שֶׁהֵן בְּנֵי אַבְרָהָם יִצְחָק וְיַעֲקֹב אֶלָּא עַד שֶׁלֹּא יַתְחִילוּ בִּמְלָאכָה צֵא וֶאֱמוֹר לָהֶם עַל מְנָת שֶׁאֵין לָכֶם עָלַי אֶלָּא פַּת וְקִטְנִית בִּלְבָד רַבָּן שִׁמְעוֹן בֶּן גַּמְלִיאֵל אוֹמֵר לֹא הָיָה צָרִיךְ לוֹמַר הַכֹּל כְּמִנְהַג הַמְּדִינָה:

Lorsqu'il revint auprès de son père, celui-ci lui dit : Mon fils, même si tu leur préparais un festin comme celui du [roi Salomon] en son temps, tu ne t'acquitterais pas de ton obligation envers eux, car ils sont les descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Au contraire, avant qu'ils ne commencent à travailler, sors et dis-leur : à condition que vous ne receviez de moi qu'un repas composé de pain et de légumineuses. Rabban Shimon ben Gamliel dit : il n'est pas nécessaire de préciser que tout est conforme à la coutume régionale.

Cette histoire illustre la notion de responsabilité illimitée envers autrui, qui est un thème récurrent dans la pensée de Levinas. Il analyse ce thème, selon M. Chouchani sans le nommer, dans un paragraphe qu’il intitule « Un droit infini » [E. Levinas, « Du Sacré au Saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques », Ed. Minuit, Paris 1977, p.18.] :

Voilà des indications sur l'étendue du droit d'autrui : c'est un droit pratiquement infini. Si je disposais des trésors du roi Salomon, je n'arriverais pas à accomplir mes obligations. Bien entendu, la Michna y met une condition : il s'agit d'autrui qui descend d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Que l'on se rassure, il n'y a là aucune idée raciste. Je le tiens d'un maître éminent [c’est-à-dire de M. Chouchani] : chaque fois qu'il est question d'Israël dans le Talmud, on est libre, certes, d'entendre par là un groupe ethnique particulier qui, probablement, en fait, aura accompli un destin incomparable ; mais on aura ainsi rétréci la généralité de l'idée énoncée dans le passage talmudique, on aura oublié qu'Israël signifie peuple ayant reçu la Loi et, par conséquent, une humanité arrivée à la plénitude de ses responsabilités et de sa conscience de soi. Les descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, c'est l'humanité qui n'est plus enfantine. Devant une humanité consciente d'elle-même et qui n'a plus besoin d'être éduquée, nos devoirs sont sans limites. Les ouvriers appartiennent à cette humanité achevée, malgré l'infériorité de leur condition et la grossièreté de leur profession.

Ainsi, selon Chouchani, par l’intermédiaire de Levinas, chaque fois que le Talmud dit « Israël », cela n’a rien à voir avec une nation particulière appelée « peuple juif », cela concerne toute personne suffisamment mûre pour assumer des responsabilités dans le monde et qui a atteint un niveau de conscience morale élevé. Ainsi, les descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob symbolisent l'humanité consciente de ses responsabilités et de sa propre moralité. Cette interprétation s'éloigne d'une compréhension raciste ou ethnique pour embrasser une vision universelle de la spiritualité et de l'éthique.

Le lien spirituel entre Chouchani et Levinas est ancré dans leur quête commune d'une compréhension plus profonde de la tradition juive, une quête qui va au-delà de la simple érudition pour toucher à la transformation personnelle et collective. Chouchani, avec son enseignement exigeant et parfois déroutant, a poussé Levinas à remettre en question ses présupposés et à approfondir sa pensée. Levinas, à son tour, a intégré ces leçons dans sa philosophie, où la rencontre avec l'Autre et la responsabilité éthique deviennent centrales.

Ainsi, la citation des cahiers de Chouchani et le texte de Levinas se font écho, témoignant d'une vision du judaïsme qui est à la fois ancrée dans la tradition et radicalement ouverte sur l'universel. C'est cette tension entre particularisme et universalisme, entre l'ancrage dans une tradition spécifique et l'appel à une responsabilité globale, qui forme le cœur de leur lien spirituel et intellectuel.

Reformulation kabbalistique du Droit Infini

La section Mishpatim du Séfér haZohar, développe l’idée qu’à la lecture de l’expression « êvéd îvri » [עֶבֶד עִבְרִי] (esclave ou travailleur hébreu) dans la servitude d’Égypte, il faut entendre « âme humaine en guilgoul ». Ainsi, l'histoire de Rabbi Yoħanan ben Matya et son fils peut alors être vue comme une allégorie de l'âme humaine (les ouvriers) qui cherche à se connecter avec le Divin (le banquet royal). Ici, dans le Talmud, l’équivalent de l’ôvéd [עֶבֶד] est un synonyme : poël [פּוֹעֵל], un travailleur, un ouvrier. L’âme humaine qui, ayant pris conscience de sa condition, réalise sa véritable nature et devient responsable de ses actes, libérant et dévoilant ainsi le Sékél haPoël, l’Intellect-Agent.

Le « droit infini » symbolise ainsi l'aspiration de l'âme à retourner à sa source divine, une quête qui ne peut être pleinement satisfaite par les plaisirs matériels ou les récompenses terrestres. La Kabbale enseigne que chaque âme possède une étincelle divine, et c'est cette étincelle qui aspire à l'union avec l'Infini (Éin-Sof).

Dans le cadre kabbalistique, l'interprétation de Shoshani sur Israël comme étant un peuple qui a reçu la Loi et atteint un niveau d'excellence morale pourrait être reformulée pour souligner la notion de Tiqoun Ôlam (Réparation du Monde). Chaque individu, indépendamment de son origine ethnique, est appelé à participer à la Réparation du Monde en élevant la conscience collective et en s'engageant dans des actes de Bonté et de Justice. La Kabbale voit chaque action comme ayant le potentiel de révéler une étincelle divine et de contribuer à l'harmonie cosmique.

La lutte contre l’Âvodah Zara (idolâtrie) [עֲבוֹדָה זָרָה], est comprise comme la lutte contre les illusions et les attachements matériels qui empêchent l'âme œuvrant (ouvrière) de percevoir la réalité spirituelle. La Kabbale enseigne que le monde matériel est une manifestation de la lumière divine, mais que cette lumière est souvent occultée par les qlipoth. En combattant l'idolâtrie, on cherche à retirer ces coquilles pour révéler la lumière cachée en dessous.

La conversion, vue à travers la Kabbale, est alors non seulement un changement de statut religieux mais surtout un processus spirituel de transformation intérieure. L'acceptation de la nature d’Israël symbolise l'ouverture de l'âme à la réception de la Sagesse suprême (Ħokhmah êliyon) et à l'engagement dans un chemin de croissance spirituelle. Alors, le kabbaliste voit la conversion comme une étape dans le voyage de l'âme vers une compréhension plus profonde de la Réalité divine et de sa propre nature.

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