Parmi les œuvres lumineuses et notoires de la Kabbale prophétique, le Metsaréf haSékhel d’Abraham Aboulâfia se distingue comme un sommet de rigueur, de feu et d’audace contemplative. Ce titre mérite une attention plus fine. Le mot metsarèf [מצרף] vient de la racine tsaraf [צ־ר־ף], signifiant « fondre », « affiner », « épurer » — comme on affine le métal dans le feu.
Contrairement à kour [כור], terme biblique désignant le creuset matériel, le metsarèf désigne davantage le processus actif de purification ou l’instrument même de cette opération. C’est une fonction, un agent de transformation. D’où une traduction plus juste, à la fois symbolique et lexicale : Le Creuset de l’Intellect. Mais cela pourrait aussi se formuler : Le Fondoir de l’Intellect.
Ce creuset n’est pas fait de fer ni d’argile, mais de lettres, de sons, de souffle et de conscience. L’intellect humain y est jeté, éprouvé, purifié — jusqu’à devenir transparent à la lumière divine.
Une épure de l’âme par les lettres
Le cœur de l’enseignement d’Aboulâfia, dans cette œuvre, repose sur une intuition fulgurante :
החיבור בין השכל האנושי לשכל הפועל מושג רק דרך סיגוף הלשון וצירופי האותיות
L’union entre l’intellect humain et l’Intellect-Agent ne s’obtient que par l’ascèse du langage et les combinaisons (tséiroufim) des lettres.
Et cette ascèse, c’est le Tséirouf — l’art des combinaisons de lettres, de leurs permutations, de leurs souffles et de leurs silences. C’est une méthode à la fois technique, méditative et extatique.
Aboulâfia écrit :
אבל כאשר יתן אל לבו להתבודד ולהעמיק ולהבין עומק העניין ושורשו בדרכים אלו בודאי שטבע האותיות בעצמם וגלגולם וצירופם עם תנועתם בנקודתם הם הם המלמדים לאדם ומגלים לו רזי תורה וסתרי החכמה
Mais lorsqu’il applique son cœur à la solitude, s’enfonce dans la profondeur et cherche à comprendre la racine même de la chose par ces méthodes, alors il est certain que la nature des lettres elles-mêmes — leur révolution (guilgoul), leur combinaison (tséirouf), leur mouvement (tenouâh) et leur vocalisation (niqoud) — sont ce qui enseigne à un individu et lui révèle les secrets de la Torah et les mystères de la Sagesse.
Le feu qui ne brûle que l'impur
Ce processus est réservé à ceux qui ont été purifiés dans ce creuset de l’intellect. Aboulâfia ne mâche pas ses mots :
ואני לא אשגיח במי שלא צורף במצרף השכל כי ידוע שהוא לא מבין דבר חכמה לעולם
Je ne prête aucune attention à celui qui n’a pas été affiné dans le Creuset de l’Intellect, car il est évident qu’il ne comprend jamais rien à la Sagesse.
On ne lit pas ce livre à la légère. Il ne s’adresse ni aux curieux, ni aux pieux rêveurs. Il est un feu initiatique, où ne subsiste que ce qui est prêt à se transfigurer.
L’union avec le Sékhel haPoël
L’objectif n’est pas l’extase, mais l’union avec l’Intellect-Agent (Sékhel haPoël) — ce principe néoplatonicien que la kabbale aboulâfienne transforme en moteur prophétique. L’adepte purifié par le Tséirouf devient capable de recevoir la lumière directe de cet Intellect, jusqu’à ne faire qu’un avec lui.
השכל בהתחזקו מאד מאד ימצא מזומן תמיד לכל חכמה ודעת ולא ישכח לעולם ויהיה נמצא עם האדם בימינו כמו שנאמר על זה: 'שויתי יהוה לנגדי תמיד כי מימיני בל אמוט'
L’Intellect, lorsqu’il se renforce très fortement, se tient toujours prêt pour toute Sagesse et toute Connaissance. Il ne sera jamais oublié, et sera présent auprès de l’homme, à sa droite, comme il est dit : « Je place Yhwh constamment devant moi ; car Il est à ma droite, je ne chancellerai pas. » » (Psaume 16:8)
Une voie, pas un discours
Aboulâfia insiste : ce livre n’est pas un traité pour convaincre. Il ne cherche pas à établir une vérité extérieure, mais à conduire vers une réalisation intérieure.
ולא חברתי זה הפירוש כי אם להודיע אמתתם אצלי לא זולת זה
Je n’ai composé ce commentaire que pour faire connaître la vérité telle qu’elle est pour moi, et rien d’autre.
C’est une pédagogie du feu : ce n’est pas en croyant qu’on est transformé, mais en acceptant de brûler. Et la matière première de cette transmutation, ce sont les lettres hébraïques, dans leur vibration, leur silence et leur souffle.
Quand la lettre devient miroir
Ainsi, le Creuset de l’Intellect est bien plus qu’un livre : c’est un miroir tendu à l’Intellect. Ce qu’il reflète dépend de celui qui s’y regarde. Pour le profane, il sera opaque ; pour l’intellect purifié, il révélera la trace du Feu créateur dans le mot.
La lettre devient lumière. Le souffle devient Verbe. Et l’adepte devient transparent à l’Être.
Commentaires
1 BRIU PLA Marie Claire Le 26/05/2025
Le mot miroir évoque le face à face et c'est déjà la dualité, alors que le miroir reflète, réfléchit, n'intervient pas.
Merci, MCB