La Parole du Temps

Georges Lahy Par Le 08/04/2025 0

Nommer l'invisible selon Abraham Aboulâfia

Dans son ouvrage « Imré Shéfér », Abraham Aboulâfia nous invite à méditer profondément sur la nature du temps en écrivant ces mots :

« Selon la croyance que le temps a été créé — selon l’opinion des baâléi haħidoush (maîtres de l’innovation) —, le temps n’a pas de réalité en acte sans mouvement, et il n’y a de mouvement que pour ce qui possède une matière. À plus forte raison selon ceux qui croient en la préexistence (qadmouth). »

Ainsi, selon cette réflexion subtile, le temps n'existe qu'en dépendance d'une matière mise en mouvement. Notre monde ici-bas, fait de matière, est ainsi fondamentalement temporel. Chaque phénomène, chaque sensation ou émotion, même si elles semblent immatérielles, trouvent nécessairement leur origine dans le mouvement d'une matière concrète, sans quoi elles resteraient inexprimées, inexistantes.

Cette vision d’Aboulâfia a d’importantes répercussions sur notre façon de percevoir notre propre intériorité et notre vécu quotidien. Car si l'on ne reconnaît pas la matière qui sous-tend une émotion ou une sensation, alors cette émotion paraîtra sans cause précise, un simple accident (miqréh). La chose sera vécue comme une fatalité immuable, quelque chose à laquelle « on ne peut rien ». Nous devenons ainsi esclaves d'une réalité floue, une réalité « sans parole », « davar éin davar » (chose sans parole), où les émotions, douleurs et souffrances s'enferment dans le mutisme inquiétant de l'innommable.

Pour sortir de cette servitude muette, il importe donc de nommer précisément la cause de chaque chose, de chaque sensation, de chaque émotion par son véritable nom. C'est dans l'acte conscient de nommer que nous libérons ces forces de l’opacité qui les enveloppe. Le véritable danger, nous dit Aboulâfia, se cache justement derrière les pseudonymes, les surnoms (kinouïm), ces masques du mauvais penchant (Yétsér harâ), qui occultent le vrai visage des réalités difficiles à assumer.

Abraham Aboulâfia indique dans le même ouvrage :

« Or les trois opposés qui leur font face [aux bonnes vertus] — le mal, la malédiction et la mort — ne possèdent d’existence que sous forme de surnoms (kinouïm) de noms séparés ; ils n’existent que dans la pensée. »

Ces réalités négatives ne livrent jamais leur véritable nom (peut-être en sont-elles privées), elles n’entrent dans l’existence temporelle que lorsqu’elles investissent une matière, même illusoire, alimentée cependant par des fragments de vérité. Ainsi, pour que le mensonge soit crédible, il se doit d’intégrer une parcelle authentique, une réalité tangible. Et c’est ainsi que les maux se cachent derrière des mots fallacieux, des « mots-coquilles-vides » (qlipoth), revêtus des apparences de la vérité, usurpant le mouvement temporel qu’ils sont dans l’incapacité de susciter par eux-mêmes.

Le devoir spirituel, selon cette approche d’Aboulâfia, consiste alors à démasquer ces illusions – le dimion (imaginaire) – et à restituer à chaque réalité son véritable nom, sa véritable parole : « davar yésh davar » (« la chose possède une parole »). Par ce geste de vérité, nous restituons à la réalité sa nature profonde et authentique, rétablissant l'ordre véritable des choses.

Ce processus de restitution concerne également la maladie, en hébreu « ħolah » [חולה], mot qui signifie à la fois « vide » et « profane ». La maladie symbolise ainsi le vide créé par le Yétsér harâ qui profane et souille une matière originellement saine et sainte. La maladie témoigne d'une rupture de la Rouaħ haQodésh (Esprit Saint), expression même de la Briah (Création). Le rétablissement de la santé (brioth) implique donc de rétablir l'Alliance sainte (Brith), non seulement entre ciel et terre, mais aussi entre parole et réalité, entre le verbe et la matière.

Comme l'enseignent les Sages anciens :

« Là où la parole est juste et vraie, là où chaque chose porte son nom authentique, la guérison devient possible, et la Lumière sainte peut à nouveau habiter pleinement la matière. »

Ainsi, la sagesse d’Abraham Aboulâfia nous éclaire d’une manière exceptionnelle sur notre capacité à dompter les apparences et à restituer la vérité profonde des êtres et des choses, à travers l'acte saint de nommer les choses et la puissance libératrice de la parole véritable.

« Et Yhwh-Élohim forma de l’Adamah toute vitalité du champ et tous les volatiles des cieux, et les fit venir vers l’Adam pour voir comment il les nommerait ; et tout nom que l’homme donnait à une âme vivante fut son nom. » (Genèse 2:19).

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