La guerre intérieure

Georges Lahy Par Le 11/01/2024 1

La guerre du pain et du sel

L'odyssée de l'humanité se déploie comme un long ruban tissé de conflits ininterrompus, une trame complexe où la guerre semble être un fil persistant. Je me trouve, par une fortune du destin, au sein d'une génération épargnée par le fléau de la guerre, baignant dans une bulle de paix relative. Mais au-delà de cette enclave tranquille, le monde continue de gronder au rythme des guerres, telle une symphonie amère que les générations précédentes ont trop bien connue. Dans ma propre famille, les échos de cette dissonance se font sentir chaque jour, alimentant en moi une profonde méditation sur la nature de la guerre.

Ma quête de compréhension me mène à explorer le mot « guerre » lui-même, à fouiller dans ses racines, à déchiffrer son étymologie. Le terme français ne vient ni du grec ni du latin, mais du bas francique « werra », qui désigne le trouble ou la querelle. Rien à voir avec le latin « bellum » qui a donné « rebelle » ou « belliqueux ». Ni avec le grec « polemos », qui a donné la « polémique ».

Mais c'est en hébreu que le mot résonne avec une signification plus viscérale, plus biologique. « Milħamah » [מִלְחָמָה], le mot hébreu pour « guerre », plonge au-delà des querelles superficielles ou des rébellions idéologiques, pour toucher les fondements même de notre existence. Il parle de la nécessité de se nourrir, de survivre - un écho de l'axiome attribué à Jules César : « Primum panem, deinde philosophari », 'D'abord le pain, ensuite la philosophie'. Car, en effet, la philosophie nourrit l'esprit, mais ne saurait satisfaire les besoins primaires de notre corps, ceux-là mêmes qui sont au cœur de la « milħamah ».

Dans cette perspective, la philosophie peut être à l'origine de querelles, de polémiques, voire de rébellions. Elle peut mener à des guerres, mais celles-ci sont souvent des luttes contre des vents changeants de la politique, des futilités idéologiques, des vanités dogmatiques. Des batailles menées sur des sables mouvants, dont les orientations fluctuent au gré des jours et des intérêts des puissants, sans égard pour les ravages laissés dans leur sillage.

Du pain !

Dans cette optique, « Milħamah » [מִלְחָמָה] pourrait être interprété comme « Man laħamah ? » [מַאן לָחַמָה], une question fondamentale : « Que dévorer ? » ou « Quoi manger ? ». C'est l'appel primal d'un peuple en quête de sa nourriture essentielle, criant pour le pain et les moyens (le sel, la richesse) de l'acquérir.

« Man » [מַאן] rappelle également la « manne » [מָן] du désert, un symbole de survie et de providence dans les moments les plus désespérés. Cette guerre, la « Milħamah », n'est donc pas une quête idéologique, religieuse ou philosophique ; elle est viscérale, biologique, instinctive. Elle est la manifestation de la lutte pour la survie, que ce soit pour un individu, une famille, une tribu ou une nation.

Dans ce contexte, l'être humain, confronté à la faim de ses enfants ou de ses proches, se retrouve à agir selon son instinct le plus primaire. Si le voisin détient la nourriture ou les moyens de se la procurer, une demande de partage sera la première approche. Mais si ce partage est refusé, l'instinct de survie peut mener à des actions plus drastiques, déclenchant ainsi une guerre au sens le plus littéral : une lutte pour « dévorer », pour « manger », pour « engloutir » ce qui est nécessaire à la survie. C’est pour éviter un tel conflit que nous est enseignée la culture de la « tsédaqah » (charité, aumône), qui préserve la paix dans le monde, en maintenant un équilibre. Le mot vient de « tsédéq » (justice) et j’aurai l’occasion de revenir un jour sur ce terme.

Cette perspective tranche radicalement avec les guerres menées au nom de croyances despotiques ou d'idéologies, où les combats sont souvent menés par ceux dont les besoins fondamentaux sont déjà satisfaits, mais qui sont poussés par des désirs plus obscurs, par leur « mauvais penchant » (yétsér harâ).

Le vide et le manque

La famine, en menaçant notre survie, engendre un manque profond, un vide abyssal, ouvrant ainsi les portes à l'affaiblissement et à la maladie. Cette détresse a la particularité d'inverser deux lettres dans le mot « Milħamah » [מִלְחָמָה], le laméd et le ħéith, pour former « ħol » [חֹל], symbolisant un vide, une absence de sainteté, un espace profané. Cet état de « ħalah » [חָלָה] (maladie), se traduit par un manque, un vide, une profanation. Comme le disait le Rambam, « La maladie (ħolah) est un vide (ħol) de sainteté » ... et je me permettrai d'ajouter : un manque de tsédaqah.

Paradoxalement, la « ħalah », le pain utilisé lors du shabbat et des fêtes, est aussi une portion de pâte réservée avant la cuisson, autrefois offerte au prêtre. Cette offrande, destinée à nourrir le prêtre et à entretenir la sainteté dans le Temple, avait aussi une fonction de « tsedaqah », un acte de charité, partagé avec les pauvres et les affamés, afin de prévenir tout conflit de survie. En nourrissant les autres, le prêtre comblait symboliquement ce vide, réintégrant la sainteté dans l'espace profané.

Dans cette perspective, la maxime de Gandhi, « Si tu veux changer le monde, commence par te changer toi-même », peut être paraphrasée dans notre contexte : « Si tu veux faire la guerre, commence par te déclarer la guerre à toi-même ». Cela implique de combler les vides de sainteté en nous, de nourrir notre âme et notre esprit, afin d'apaiser notre yétsér harâ, notre inclination au mal. C'est en guérissant ces vides intérieurs que nous pouvons espérer transcender les conflits extérieurs, en apportant paix et harmonie dans notre monde.

Variations numériques sur la "guerre"

Je chéris une "guerre", (milħamah [מִלְחָמָה]), mais une bataille d'une nature différente. Il s'agit d'un "combat" (qetatah [קְטָטָה]) intérieur, d'une lutte spirituelle, où les armes sont de la lumière et non de l'acier. Dans cette bataille, aucun fusil ne résonne, aucune bombe n'éclate. Au lieu de cela, cette guerre transforme le venin de la mort en un "miracle d'amour" (ness ahavah [נֵס אַהֲבָה]), un élixir de vie.

Dans ce conflit saint, contre l'envie et la jalousie, contre la colère et la haine, nous sommes les "fils du jour" (bnéi hayom [בְנֵי הַיּוֹם]), éclairés sur l'étendue de la "mer de Sagesse" (yam Ħokhmah [יָם חָכְמָה]). Notre lutte est celle du cœur, un affrontement silencieux où chaque battement est en harmonie avec la "Vie du Roi" (Ħayé hamélékh [חַיֵּי הַמֶּלֶךְ]), "le Roi des rois", Haqadosh barouk'h Hou.

C'est une guerre qui se mène dans le sanctuaire intérieur de l'âme, là où le "Grand-Prêtre" (Kohén haGadol [כֹּהֵן הגָּדוֹל]) en nous, officie la cérémonie de purification. Chaque victoire sur nos démons intérieurs est telle une "vague d'eaux" (gal mayim [גַּל מַיִם]), lavante et purifiante, nous rapprochant de l'Être Infini.

Dans cette lutte, nous cherchons  un "refuge" (maôz [מָעוֹז]) en la Vérité et la Lumière. Chaque victoire est une étape vers la "grâce" et le "pardon" (Ħanina [חֲנִינָה]), nous rapprochant du moment où "Élie le Prophète viendra" (Éliyahou hanavi ba [אֵלִיָּהוּ הַנָּבִיא בָּא]) annoncer la paix.

C'est une guerre où le plus puissant arsenal est l'Amour, un Amour qui est un "délice" (ônég [עֹנֶג]) qui chasse toute "affliction" (négâ [נֶגַע]) et un ravissement, un Amour qui fait crier:  "A toi Yhwh la Grandeur !" (Léh’a Yhwh haGuedoulah [לְךָ יְהוָה הַגְּדֻלָה]) , la Guedoulah. Dans cet amour réside la vraie Puissance, la vraie Sagesse, la vraie Lumière.

Ainsi, j'aime cette "guerre" (milħamah [מִלְחָמָה]) car elle est le chemin vers la Paix véritable, une Paix intérieure, une Paix avec la Création, une Paix avec l'Infini, une paix prophétisée dans la "Vision d'Élie" (Ħazon Éliyahou [חָזוֹן אֵלִיָּהוּ]).

Toutes les expressions hébraïques entre crochets de ce texte comptent toutes la même guimatria : 123, celle de milħamah [מִלְחָמָה].

Deinde philosophari 

En contemplant la nature intrinsèque de la guerre à travers le prisme du manque et de la survie instinctive, on peut puiser dans la sagesse de philosophes tels que Hobbes, Nietzsche, Jung et Schopenhauer.

Hobbes, avec sa vision de l'état de nature humain comme un état de guerre perpétuelle, suggère que la guerre est une manifestation inévitable de l'instinct de survie humain, une lutte constante pour combler un vide existentiel.

Nietzsche, avec sa notion de la volonté de puissance, souligne que derrière les conflits se cachent des désirs insatisfaits, un manque profond qui pousse les hommes vers des affrontements destructeurs. Cette guerre est alors l'expression d'une quête désespérée pour combler un vide intérieur, une maladie de l'âme qui se traduit par la violence et le désordre.

Jung, avec son concept de l'ombre, nous rappelle que les conflits extérieurs sont souvent le reflet de nos luttes intérieures, de nos désirs refoulés et de nos peurs inavouées. La guerre devient ainsi un miroir de notre propre psyché, révélant les aspects sombres et non résolus de notre être.

Enfin, Schopenhauer nous enseigne que la souffrance et le désir sont au cœur de l'expérience humaine. La guerre, dans ce cadre, peut être vue comme une conséquence tragique de notre lutte incessante contre la souffrance et notre poursuite éternelle de désirs insatiables.

La guerre est un phénomène ancré dans les profondeurs de l'âme humaine. Elle est à la fois le symptôme d'un vide existentiel et la manifestation d'une lutte désespérée pour la survie. En comprenant ces aspects, nous pouvons commencer à envisager des voies vers la guérison et la paix, non seulement dans le monde extérieur, mais aussi au plus profond de notre être.

Commentaires

  • NEETI

    1 NEETI Le 22/01/2024

    Si la famine devait arriver j'espère que la sagesse sera plus puissant que la colère et que la Lumière et l'Amour seront mes armes

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