La Clé des Sefiroth

Georges Lahy Par Le 09/05/2025 0

« Miftaħ ha-Sefiroth » d’Abraham Aboulâfia 

L’approche kabbalistique d’Abraham Aboulâfia se distingue nettement des courants théosophiques qui cartographient méticuleusement les mondes divins. Pour Aboulâfia, la Kabbale est avant tout une discipline pratique, une voie d’accès à des états de conscience supérieurs et à l’expérience prophétique, obtenue par la méditation intense sur les lettres hébraïques et les Noms Divins. Son ouvrage « Miftaħ ha-Sefiroth » (La Clé des Sefiroth), rédigé vers la fin du XIIIe siècle, illustre parfaitement cette démarche unique. En voici un résumé de lecture.

Un Titre Révélateur, un Contenu Inattendu

Bien que le titre promette une « Clé des Sefiroth », on découvre que l’ouvrage se présente essentiellement comme un commentaire kabbalistique du quatrième livre de la Torah, Bamidbar (Le Livre des Nombres – [entendu que sefiroth peut aussi se traduire par « nombres »]). Loin d’y voir une contradiction, Aboulâfia révèle son intention : le Livre des Nombres, souvent perçu comme un recueil de lois, de recensements et de récits historiques, est en réalité une porte d’entrée privilégiée vers les secrets les plus profonds de la création et de l’interaction divine. Il affirme : « C’est le quatrième livre de la Torah, et il révèle les secrets des Sefiroth (sitrei ha-Sefiroth) ». Pour lui, les événements et les structures décrits dans ce livre sont des symboles et des clés pour comprendre les réalités spirituelles.

Au Cœur de l’Enseignement d’Aboulâfia

Plusieurs thèmes fondamentaux émergent de « Miftaħ ha-Sefiroth » :

  1. Le Divin Insaisissable et Son Shefâ : Fidèle à une certaine tradition apophatique, Aboulâfia insiste sur l’inconnaissabilité de l’essence divine. Dieu, en tant que Cause Première, transcende toute définition et toute perception directe. « Il n’est pas possible de Le faire tomber sous une chose existante appelée par un nom parmi les noms », écrit-il. La seule approche possible est négative (hasagath shlilah), affirmant ce que Dieu n’est pas. Cependant, le divin interagit avec le monde par une émanation, une influence ou un flux appelé Shefâ. Ce Shefâ n’a pas de nom unique mais est désigné par une multitude de termes selon ses manifestations : « Parole (Dibbour) », « Splendeur de la Shekhinah (Ziv ha-Shekhinah) », « Lumière de HaShém (Or H’) », « Gloire de HaShém (Kavod H’) ». C’est ce Shefâ que l’adepte cherche à percevoir et à canaliser.
  2. Les Sefiroth : Canaux et Non Essence : Les Dix Sefiroth, concept central de la Kabbale emprunté notamment au Séfér Yetsirah, ne sont pas l’essence de Dieu. Elles sont les attributs divins manifestés, les canaux ordonnés par lesquels le Shefâ s’écoule et structure la réalité, de la Pensée initiale jusqu’à la Providence immanente (souvent liée à la dixième Sefirah). Dieu est « le Numérateur (ou scribe) » (ha-Sofér) des Sefiroth, Il leur est supérieur et antérieur.
  3. Le Langage Sacré et les Noms Divins : La langue hébraïque, avec ses 22 lettres fondamentales, n’est pas un simple outil de communication. C’est la matière même de la création et la clé de l’interaction avec le Shefâ. Aboulâfia accorde une importance capitale aux techniques de combinaisons de lettres (Tseroufim) et à la méditation sur les Noms Divins. Ces pratiques sont vues comme des méthodes puissantes pour purifier l’esprit, influencer la réalité et s’unir au divin. « Nous n’avons pas trouvé [...] de méthode pour atteindre la forme de la perception intellectuelle [de Dieu], si ce n’est par la parole (Dibbour) dans un langage ».
  4. L’Expérience Prophétique : Le But Ultime : Le sommet de la quête kabbalistique selon Aboulâfia est l’union mystique (Dveqouth) et l’obtention de l’influx prophétique. Cela exige une discipline rigoureuse : purification éthique, étude approfondie de la Torah (y compris ses dimensions cachées) et, surtout, la mise en œuvre des techniques méditatives spécifiques. L’intellect humain doit être activé par le Shefâ divin, souvent identifié à l’Intellect-Agent (Sékhel ha-Poël) de la tradition philosophique, un processus facilité par l’aide d’un guide spirituel : l’Intellect a besoin « d’un moteur (mania) reçu (meqoubal) des secrets de la Torah de l’extérieur, d’un éveilleur (meorér) intérieur pour lui ouvrir les portes closes ».

Le Livre des Nombres comme Miroir Mystique

Aboulâfia déploie une exégèse où chaque détail du Livre des Nombres devient signifiant : la structure du campement, les rôles des Lévites, les recensements (dont les nombres sont analysés par Guimatria), les lois (Sotah, Vache Rousse), les récits de rébellion (Qorah) ou de foi (Pinħas), les figures prophétiques (Balaam) – tout est interprété comme une allégorie des processus spirituels, des interactions entre les Sefiroth, des dangers de l’âme et des voies de la Providence divine.

Les Sefiroth selon Aboulâfia : Une Approche Distincte

Face aux traditions kabbalistiques plus structurées, la vision d’Aboulâfia des Sefiroth est particulière :

  • Ni Arbre Fixe, Ni Structure Anthropomorphe : Contrairement à la Kabbale théosophique (Zohar, Kabbale Lourianique), Aboulâfia ne s’attarde jamais sur la représentation des Sefiroth comme un « Arbre » ou un corps divin (Binyan, Shioûr Qomah) aux interconnexions fixes. Bien qu’il reconnaisse un ordre dans leur émanation, les Sefiroth sont pour lui avant tout des étapes dynamiques dans le processus méditatif, intrinsèquement liées aux Noms et aux lettres.
  • Distinction avec les Intelligences Maïmonidiennes : Grand connaisseur de Maïmonide, Aboulâfia emprunte des concepts comme l’Intellect-Agent. Cependant, il n’établit pas d’équivalence systématique entre les Dix Sefiroth kabbalistiques et les Dix Intelligences Séparées de la cosmologie philosophique. Pour lui, les Sefiroth relèvent davantage du langage divin créateur et de l’expérience intérieure accessible par la Kabbale pratique, tandis que les Intelligences appartiennent à une description cosmologique distincte.

En résumé

Miftaħ ha-Sefiroth est un témoignage puissant de la Kabbale prophétique d’Abraham Aboulâfia. En utilisant le Livre des Nombres comme une clé inattendue, il guide le lecteur non pas vers une compréhension intellectuelle de la structure divine, mais vers une transformation expérientielle. Son enseignement met l’accent sur la puissance du langage sacré, la méditation sur les Noms Divins et la quête de l’Union mystique. Plutôt qu’un architecte des mondes supérieurs, Aboulâfia se révèle comme un maître des techniques spirituelles visant à déverrouiller le potentiel prophétique de l’âme humaine, enraciné dans une lecture profonde et opérative de la Torah elle-même.

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