Hubris et pâte levée

Georges Lahy Par Le 19/04/2024 0

Orgueil, au-delà de la middah (de la mesure)

Dans l’expérience mystique grecque et hébraïque deux termes se regardent avec "arrogance", bien qu’ils veuillent dire la même chose : Hubris [ὕβρις] et Ga’avah [גַּאֲוָה].

Originellement, l’hubris fait référence à un comportement outrageux ou une fierté excessive, souvent puni par les dieux dans la mythologie grecque. C’est un thème central dans la tragédie grecque, où les héros subissent souvent des chutes catastrophiques dues à leur arrogance. De son côté, ga’avah, en hébreu, signifie « orgueil » ou « arrogance ». Dans l’expérience kabbalistique, c’est un obstacle sur le chemin de la réalisation spirituelle, un trait de caractère à modérer pour maintenir l’équilibre entre le flux des différentes sefiroth et pour favoriser un rapport harmonieux avec le divin.

Pour Aristote la nature de l’hubris est une action visant à humilier autrui, souvent par orgueil ou par défi envers ceux qui possèdent des qualités admirées. Dans La Rhétorique, il écrit :

L’hubris n’est pas la révolte contre la simple vertu, mais contre la vertu honorable ; car l’hubris est faite d’humiliation, et personne n’essaie d’humilier ceux qui sont sans mérite. (Livre II, Chapitre 2).

Dans Antigone, Sophocle pose une réflexion sur les dangers de l’hubris, mise dans la bouche de Créon, qui comprend trop tard les conséquences tragiques de son arrogance.

Ne te laisse jamais persuader par mes paroles, ni par les tiennes, que l’hubris est une chose profitable pour les mortels. (vers 1276-1277).

De leur côté, les maîtres hébraïques mettent en garde contre l’auto-élévation, une forme de ga’avah, qui ultimement conduit à la ruine personnelle.

Celui qui élève son nom, le détruit. (Pirkéi Avoth 1:13)

Le Talmud enseigne comment la ga’avah peut corrompre même les dons les plus saints, comme la sagesse et la prophétie.

Quiconque est arrogant, si c’est un sage, sa sagesse s’en va ; si c’est un prophète, sa prophétie s’en va. (Sotah 5a)

Le Zohar, averti que la ga’avah empêche l’âme de trouver repos et stabilité, car elle n’est pas en harmonie avec les puissances divines.

L’arrogant n’a aucun lieu où sa tête repose, comme il est dit : « Je repose, et je regarde… » (Zohar, III, 7b)

La Ħassidouth enseigne que l’orgueil est particulièrement destructeur, car il crée une barrière entre l’homme et Dieu, empêchant la Présence divine de laisser son Shefâ abonder dans l’âme. Le Tanya écrit (Rabbi Schneur Zalman de Liadi) :

La ga’avah est le plus grave de tous les vices, car elle repousse la Shekhinah.

Dans la pensée grecque, l’hubris peut défier l’ordre établi par les dieux, menant à une réprimande ou une punition divine, comme illustré par des figures telles que Icare ou Phaéton. C’est une transgression contre la mesure (métron) et l’harmonie universelle. Dans la mystique kabbalistique, l’orgueil est vu comme un voile qui empêche la lumière divine de pénétrer l’âme. Il perturbe l’équilibre nécessaire à la progression spirituelle et peut conduire à une séparation d’avec la source divine, réduisant ainsi les possibilités de réalisation spirituelle.

Il est intéressant de relever que le mot ga’avah [גַּאֲוָה] compte une guimatria de 15, connue pour inscrire les lettres yod-hé, du Nom divin Yah [יָה]. Comme pour signaler allusivement que l’arrogant se prend pour un dieu. Mais au lieu de devenir un dieu, il devient ce que l’auteur des Psaumes appelle : Ôsséh ga’avah [עֹשֵׂה גַאֲוָה], faiseur d’orgueil. Et le Livre des Proverbes dit : « Dans la bouche de l’imbécile, il y a un rameau d’orgueil (ħotér ga’avah) » (14:3)

Conséquences et Réparation

Les récits grecs se concentrent souvent sur la tragédie résultant de l’hubris, avec une résolution qui implique la reconnaissance des limites humaines et la restauration de l’ordre grâce à la souffrance et à la catastrophe.

Dans la pratique kabbalistique, combattre la ga’avah implique un travail de purification et d’humilité, souvent par la méditation, la prière et la pratique des mitsvoth, afin de ramener l’arrogante « démesure » à l’humble « mesure » : la middah. Le but est de réaligner l’âme avec la Volonté divine et de rétablir l’équilibre spirituel.

La prise de conscience et la correction de l’hubris sont essentielles pour la maturité et l’équilibre psychologique dans la philosophie grecque, servant de leçon morale et éthique. Pour un kabbaliste, maîtriser l’orgueil est crucial pour avancer sur le chemin de l’illumination spirituelle, où l’ego doit être diminué pour que l’individu puisse se corriger ou se réparer (faire un tiqoun) et recevoir la Sagesse supérieure.

L’orgueil du Ħaméts

Les commentateurs sont troublés par les nombreuses interdictions qui entourent la pâte levée lors de la Pâque. Il est interdit de la manger. Il n'est pas non plus permis d'en tirer un quelconque plaisir. En outre, il est interdit de la laisser dans sa résidence. Il n'est pas non plus permis d'en posséder en quelque lieu que ce soit. La nuit précédant la fête de Pessaħ, une loi rabbinique impose au propriétaire de la maison de procéder à une fouille minutieuse de la maison afin de trouver et de détruire toutes les miettes de ħaméts. Pourquoi la consommation de ħaméts à Pessaħ est-elle une interdiction si délicate qu'il existe tant de barrières pour empêcher sa violation ? David ibn Zimra a répondu que le ħaméts représente l'envie de faire le mal.

Le Talmud (Berakhoth 17a) appelle l'envie de faire le mal « le levain dans la pâte » (sheor shébaïssah [שְׂאוֹר שֶׁבָּעִיסָּה]) parce que le mal est essentiellement de l’hubris (ga’avah) démesuré. La pâte levée monte, et le mal survient lorsque je permets à mon ego de monter. En réalité, la pâte n'a aucune raison de se sentir arrogante ; c'est simplement de l'eau et de la farine qui ne bougent pas. De même, l'arrogance n'a pas de fondement légitime. La source de l'envie de mal doit être traitée avec la plus grande prudence, d'où toutes les interdictions qui entourent le ħaméts.

Pour conclure

Bien que l’hubris et la ga’avah proviennent de contextes culturels et spirituels différents, les deux concepts mettent en lumière les dangers de l’orgueil excessif. Tous deux enseignent que la modération de l’ego et l’acceptation (la qabbalah) des limites humaines (ou mesures : middoth) sont essentielles pour atteindre la Sagesse, que ce soit à travers la tragédie grecque ou le cheminement mystique de la Kabbale. L’étude de ces parallèles enrichit la compréhension de l’orgueil comme un élément universel de la condition humaine, offrant des leçons vitales sur la manière de vivre une vie équilibrée et harmonieuse.

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