Entre Raison et Souffle

Georges Lahy Par Le 20/04/2025 1

Rabad, Maïmonide et Aboulâfia

Il est des époques où la pensée humaine se trouve à la croisée de deux chemins : celui de la raison pure et celui du mystère vivant. Le XII siècle juif fut l'une de ces époques, où le tumulte de l'intelligence croisait le frémissement du souffle spirituel. Deux figures majeures incarnaient ces deux appels : Abraham ben David de Posquières, dit le Rabad, et Moïse Maïmonide, le Rambam. Et de leur controverse silencieuse naquit un héritier paradoxal, Abraham Aboulâfia, qui sut tisser entre eux un chemin d'union.

La controverse entre le Rabad et Maïmonide

Le Rabad, le sage de Posquières, portait en lui la mémoire vivante d'une tradition où la Torah était mystère, souffle, ineffable présence. Il regardait avec méfiance les hardiesses philosophiques venues d'al-Andalus et d'Orient. Maïmonide, à l'inverse, voyait dans la raison humaine un outil donné par Dieu pour approcher Son mystère avec dignité et rigueur.

Leur divergence se cristallisa autour de plusieurs points fondamentaux :

  • L'usage de la philosophie grecque : Maïmonide marie Torah et Aristote, le Rabad redoute une profanation du divin.
  • La Connaissance de Dieu : Maïmonide enseigne une théologie négative, le Rabad revendique une relation vibrante et directe.
  • La résurrection des morts : Maïmonide la spiritualise, le Rabad la défend comme espérance charnelle.
  • Le sens des commandements : Maïmonide cherche des raisons rationnelles, le Rabad respecte l'obscurité volontaire du divin.

Cependant, malgré ces tensions, les deux hommes nourrissaient un profond respect mutuel. Ce sont leurs disciples qui, par zèle ou par ignorance, enflammèrent la discorde.

Dans le domaine cosmologique, Maïmonide adopta la doctrine des « 10 Intellects séparés » (Sékhélim Nifradim), inspirée d'Aristote via al-Fârâbî. Le Rabad, lui, dans son commentaire du Sefer Yetsirah, proposa une lecture basée sur les « 32 Sentiers de la Sagesse » (qu’il nomme Sékhelim), où les lettres, les sons et les nombres devenaient les organes vivants de la Création divine. Ici s'esquissait la frontière : la philosophie structurait l'univers ; la Kabbale le faisait respirer.

Extrait du Rabad (Commentaire au Séfer Yetsirah) :

« Les trente-deux sentiers de la Sagesse sont les trames de la Rouaħ Élohim. Par eux, le Créateur façonne, anime, combine et éclaire. »

Extrait de Maïmonide (Guide des Égarés I:50) :

« De Dieu, nous ne pouvons affirmer que ce qu'Il n'est pas. Toute connaissance positive de Lui est erreur, car Il est au-delà de toute définition. »

Aspect

Maïmonide (Philosophie)

Rabad (Kabbale naissante)

Fondement cosmologique

10 Intellects séparés (Sekhelim Nifradim)

32 Sentiers de la Sagesse (Netivot haHokhmah)

Nature des agents

Substances intellectuelles pures, intermédiaires entre Dieu et monde matériel

Forces vivantes, canaux de création, incluant lettres et nombres

Origine de l'idée

Aristote (via al-Fârâbî, Avicenne)

Tradition ésotérique juive (Sefer Yetsirah)

Relation à Dieu

Dieu est l'Un absolu, au-delà des intellects ; ils émanent nécessairement de Lui

Dieu se manifeste à travers les 32 sentiers ; l'Unité contient et rayonne multiplicité

Médiation entre Dieu et monde

Nécessité logique

Acte vivant de Sagesse et de Volonté

Voie d'accès à Dieu

Connaissance rationnelle et contemplation des causes premières

Union mystique par méditation des lettres, des sons et des nombres

But spirituel

Devenir un Intellect attaché à l'Intellect Agent

Se transformer en canal vivant de la Sagesse divine

Vision du langage

Secondaire ; outil humain

Sacré ; langage comme tissu même de la création

Le surgissement d'Aboulâfia : un héritier inattendu

Au XIII siècle, surgit Abraham Aboulâfia. Voyageur infatigable, lecteur fervent du Guide des Égarés, méditant les lettres du Séfér Yetsirah, il incarna la tentative la plus audacieuse de réconcilier l'intelligence et le mystère.

Aboulâfia vénère Maïmonide. Il voit en lui non un rationaliste desséché, mais « un initié qui a voilé son enseignement sous les dehors de la raison » pour protéger les secrets les plus hauts de la prophétie. Pour Aboulâfia, la « prophétie » que Maïmonide décrit était encore accessible, mais non par la simple étude : par une transformation de l'âme à travers le travail sur les lettres, les souffles, les rythmes.

Ainsi, Aboulâfia reprend le travail du Séfér Yetsirah, mais il l'intériorise :

  • Les 10 Sefiroth deviennent 10 canaux de l'âme.
  • Les 22 lettres deviennent 22 clefs d'extase.
  • Le Nom divin n'est plus seulement étudié : il est respiré, vécu, transmuté.

Face au Rabad qui ordonne un cosmos mystique, Aboulâfia propose une métaphysique de l'ascension intérieure.

Extrait d'Aboulâfia (Séfer HaOth) :

« Celui qui connaît les combinaisons des lettres, qui en perçoit les musiques et les silences, celui-là deviendra transparent au flux du Souffle vivant, et entrera dans la lumière du Nom. »

Aboulâfia, lecteur intérieur de Maïmonide, transfigurant la Kabbale

Aboulâfia se distingue de ses contemporains maïmonidiens, qui souvent rejettent la Kabbale comme superstitieuse. Ils n'ont pas perçu que pour Aboulâfia, la véritable mystique était intellectuelle, et que la raison, poussée à son paroxysme, s'épanouit en souffle prophétique.

Ainsi, loin de trahir Maïmonide, Aboulâfia le prolonge, mais à travers un chemin initiatique que seuls les cœurs ardents forts d’une soif mystique peuvent comprendre.

En lui, les 10 Intellects de Maïmonide et les 32 Sentiers du Rabad ne s'opposent plus : ils dansent ensemble, comme la pensée et le souffle, la lettre et la flamme.

Pour conclure

Rabad, Maïmonide, Aboulâfia : trois voix d’un même cœur, trois accents du même appel à s'élever vers le divin.

  • Rabad protège le mystère contre les outrages de la raison.
  • Maïmonide exalte la raison comme chemin vers l'épure de Dieu.
  • Aboulâfia unit la raison et le souffle, la lettre et l'extase.

En leur dialogue silencieux, l'âme attentive découvre non pas une opposition, mais l'irrésistible appel à devenir un instrument vivant du Souffle divin.

Ainsi, le trésor de la pensée juive ne réside pas dans l'unité imposée, mais dans l'unité secrète des différences offertes à Celui qui est l'Un sans second.

Commentaires

  • Evlyn Gould

    1 Evlyn Gould Le 23/04/2025

    Formidable! Enfin je comprends des choses souvent occultées par l’académie. Merci!

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