Dans le lexique mystique de la Kabbale, le terme Binah [בִּינָה] se déploie comme un arbre aux racines profondément ancrées dans le terreau de la Compréhension. Souvent, on pourrait être tenté de le traduire par « discernement », tant il est vrai que Binah en porte l'essence. Pourtant, il va au-delà de cette simple acception, s'enracinant dans la notion plus large de « compréhension ». Cette Binah est l'outil intellectuel qui nous permet de distinguer, de discriminer entre les entités, grâce à la Lumière de l'Intellect.
En musique, la béinah [בֵּינָה] est l'espace silencieux entre les lignes d'une partition, aussi essentiel que les notes elles-mêmes. Cet espace permet de "discerner" les nuances, de "discriminer" les intervalles, nous enseignant qu'il y a dans le « entre-deux », un monde de compréhension à explorer. Ainsi, le béin [בֵּין] est un concept fondamental en Kabbale, symbolisant cet interstice où se joue l'équilibre, où se tissent les liens entre un oui et un non, entre une chose et son autre. De la même façon, un fils, un bén [בֵּן], se tient à l'intersection de son père et de sa mère, incarnant l'union et la séparation simultanée.
La frontière entre discernement et discrimination, bien qu'ambiguë, est cruciale. Tandis que le discernement est une loupe éclairante qui nous permet de comprendre, d'apprécier la richesse des différences et des singularités, la discrimination est une ombre réductrice, qui catégorise et exclut sur des bases superficielles.
Dans la quête spirituelle que propose la Kabbale, le discernement est une lanterne dans l'obscurité des textes anciens, un guide pour interpréter avec sagesse et ouverture. Il nous garde des eaux troubles des jugements précipités et des généralisations, qui mènent à une forme de discrimination intellectuelle ou spirituelle. La discrimination, à l'opposé, est une impasse, un acte d'exclusion ne relevant pas de la Binah, mais de l'ignorance. Le véritable discernement, en revanche, est un voyage intérieur, un acte de compréhension réelle, une véritable Binah, mêlant sagesse, intuition et spiritualité.
Le terme le plus courant en hébreu pour nommer le discernement est havħanah [הַבְחָנָה], qui peut aussi avoir pour sens : différenciation, distinction ; perception ; observation, remarque. Le mot est issu du verbe baħan [בָּחַן] : examiner, tester, enquêter. Cela peut même nommer anciennement une "tour de guet". On peut aussi entendre "ba-ħén", "avec grâce". Ce qui apporte une note d'inspiration au discernement. On pourrait aller jusqu'à considérer le ħén selon le code kabbalistique qui suggère que cette grâce est la "Sagesse ésotérique", que seul le discernement permet d'atteindre. En effet, les deux lettres de ħén [חֵן], la grâce sont les initiales de Ħokhmah Nistarah [חָכְמָה נִסְתָּרָה].
Le discernement appelle à examiner et à éprouver la sagesse, comme le montre la forme beħinah [בְּחִינָה] (examiner, tester) qui se contente d'intérgrer la lettre ħeith dans Binah. Il est écrit dans les Shaâréi Qeddoushah (Introduction 5) du Arizal :
"En vérité, ces saints sages aspiraient à atteindre des niveaux très élevés, à la limite de la Prophétie. C'est pourquoi ils ont été mis en danger. Cependant, en ce qui nous concerne, si nous pouvions mériter ne serait-ce qu'une infime lueur du Saint-Esprit, comme la révélation du prophète Eliyahou, [...] De plus, même à notre époque, j'ai été témoin de saints hommes qui méritaient d'atteindre tout cela. En outre, il existe un niveau tel que l'âme d'une personne, en raison de son grand raffinement, lui est révélée et la dirige dans tous les domaines. Toutes ces voies sont à la portée de ceux qui en sont dignes, même à notre époque. Il faut cependant une grande havħanah [הַבְחָנָה] (discernement) et beaucoup d'expérience pour s'établir sur la Vérité."
Face à cela, pour nommer la discrimination, on utilise un terme plus sombre, voire affligeant : Afliyah [אַפְלָיָה]. Qui peut aussi servir pour favoritisme et iniquité. C'est le mot utilisé lorsqu'on parle de aflayah metaqénéth [אַפְלָיָה מְתַקֶּנֶת ], discrimination positive, ou de aflayah âdatith [אַפְלָיָה עֲדָתִית], discrimination raciale. Le terme est sombre car il se développe à partir de afalah [אֲפֵלָה] : ténèbre, noirceur totale ; désespoir, découragement ; inconnu. Ofél [אֹפֶל], anagramme d'alef, sont les ténèbres issues du verbe nafal [נָפַל] : tomber, trébucher, décliner ; s'affaler. Un chemin faisant assurément chuter dans le puits de l'ignorance. C'est pourquoi, même si l'intention part d'un bon sentiment, l'idée de "discrimination positive", n'est sémantiquement pas bonne, car elle entrainera assurément la chute de l'un par rapport à l'autre, source de conflits en devenir.
Solomon ibn Gabirol a écrit (Mivshar HaPninim) : "La capacité à sélectionner ou à rejeter est un signe de discrimination, et la maîtrise de nos passions est le meilleur discernement de la Sagesse." Ainsi que : "Les sages observent que celui qui prétend à une dignité qu'il ne possède pas sera démasqué par l'épreuve du discernement."
C'est pourquoi le sage doit apprendre à discerner sans discriminer et pour cela il doit éprouver son jugement et ses valeurs.
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