Distinguer choisir

Georges Lahy Par Le 13/01/2024 0

Discernement et discrimination

Dans le lexique mystique de la Kabbale, le terme Binah [בִּינָה] se déploie comme un arbre aux racines profondément ancrées dans le terreau de la Compréhension. Souvent, on pourrait être tenté de le traduire par « discernement », tant il est vrai que Binah en porte l'essence. Pourtant, il va au-delà de cette simple acception, s'enracinant dans la notion plus large de « compréhension ». Cette Binah est l'outil intellectuel qui nous permet de distinguer, de discriminer entre les entités, grâce à la Lumière de l'Intellect.

En musique, la béinah [בֵּינָה] est l'espace silencieux entre les lignes d'une partition, aussi essentiel que les notes elles-mêmes. Cet espace permet de "discerner" les nuances, de "discriminer" les intervalles, nous enseignant qu'il y a dans le « entre-deux », un monde de compréhension à explorer. Ainsi, le béin [בֵּין] est un concept fondamental en Kabbale, symbolisant cet interstice où se joue l'équilibre, où se tissent les liens entre un oui et un non, entre une chose et son autre. De la même façon, un fils, un bén [בֵּן], se tient à l'intersection de son père et de sa mère, incarnant l'union et la séparation simultanée.

La frontière entre discernement et discrimination, bien qu'ambiguë, est cruciale. Tandis que le discernement est une loupe éclairante qui nous permet de comprendre, d'apprécier la richesse des différences et des singularités, la discrimination est une ombre réductrice, qui catégorise et exclut sur des bases superficielles.

Dans la quête spirituelle que propose la Kabbale, le discernement est une lanterne dans l'obscurité des textes anciens, un guide pour interpréter avec sagesse et ouverture. Il nous garde des eaux troubles des jugements précipités et des généralisations, qui mènent à une forme de discrimination intellectuelle ou spirituelle. La discrimination, à l'opposé, est une impasse, un acte d'exclusion ne relevant pas de la Binah, mais de l'ignorance. Le véritable discernement, en revanche, est un voyage intérieur, un acte de compréhension réelle, une véritable Binah, mêlant sagesse, intuition et spiritualité.

Le terme le plus courant en hébreu pour nommer le discernement est havħanah  [הַבְחָנָה], qui peut aussi avoir pour sens : différenciation, distinction ; perception ; observation, remarque. Le mot est issu du verbe baħan [בָּחַן] : examiner, tester, enquêter. Cela peut même nommer anciennement une "tour de guet". On peut aussi entendre "ba-ħén", "avec grâce". Ce qui apporte une note d'inspiration au discernement. On pourrait aller jusqu'à considérer le ħén selon le code kabbalistique qui suggère que cette grâce est la "Sagesse ésotérique", que seul le discernement permet d'atteindre. En effet, les deux lettres de ħén [חֵן], la grâce sont les initiales de Ħokhmah Nistarah  [חָכְמָה נִסְתָּרָה].

Le discernement appelle à examiner et à éprouver la sagesse, comme le montre la forme beħinah [בְּחִינָה] (examiner, tester) qui se contente d'intérgrer la lettre ħeith dans Binah. Il est écrit dans les Shaâréi Qeddoushah (Introduction 5) du Arizal :

"En vérité, ces saints sages aspiraient à atteindre des niveaux très élevés, à la limite de la Prophétie. C'est pourquoi ils ont été mis en danger. Cependant, en ce qui nous concerne, si nous pouvions mériter ne serait-ce qu'une infime lueur du Saint-Esprit, comme la révélation du prophète Eliyahou, [...] De plus, même à notre époque, j'ai été témoin de saints hommes qui méritaient d'atteindre tout cela. En outre, il existe un niveau tel que l'âme d'une personne, en raison de son grand raffinement, lui est révélée et la dirige dans tous les domaines. Toutes ces voies sont à la portée de ceux qui en sont dignes, même à notre époque. Il faut cependant une grande havħanah  [הַבְחָנָה] (discernement) et beaucoup d'expérience pour s'établir sur la Vérité."

Face à cela, pour nommer la discrimination, on utilise un terme plus sombre, voire affligeant : Afliyah [אַפְלָיָה]. Qui peut aussi servir pour favoritisme et iniquité. C'est le mot utilisé lorsqu'on parle de aflayah metaqénéth [אַפְלָיָה מְתַקֶּנֶת ], discrimination positive, ou de aflayah âdatith [אַפְלָיָה עֲדָתִית], discrimination raciale. Le terme est sombre car il se développe à partir de afalah [אֲפֵלָה] : ténèbre, noirceur totale ; désespoir, découragement ; inconnu. Ofél [אֹפֶל], anagramme d'alef, sont les ténèbres issues du verbe nafal [נָפַל] : tomber, trébucher, décliner ; s'affaler. Un chemin faisant assurément chuter dans le puits de l'ignorance. C'est pourquoi, même si l'intention part d'un bon sentiment, l'idée de "discrimination positive", n'est sémantiquement pas bonne, car elle entrainera assurément la chute de l'un par rapport à l'autre, source de conflits en devenir.

Solomon ibn Gabirol a écrit (Mivshar HaPninim) : "La capacité à sélectionner ou à rejeter est un signe de discrimination, et la maîtrise de nos passions est le meilleur discernement de la Sagesse." Ainsi que : "Les sages observent que celui qui prétend à une dignité qu'il ne possède pas sera démasqué par l'épreuve du discernement."

C'est pourquoi le sage doit apprendre à discerner sans discriminer et pour cela il doit éprouver son jugement et ses valeurs.

Variations guimatriques entre Discernement et Discrimination

Dans l'essence même du "discernement" [הַבְחָנָה], on trouve la sagesse fluide comme le "vin" [יַיִן], éclairant le "secret" [סוֹד] de l'existence. Comme "Adam et Ève" [אָדָם וְחָוָה], à l'aube de la conscience humaine, nous évoluons dans le jardin "de la vie" [בַּחַיִּים], où chaque choix ressemble à un carrefour entre le sacré et le profane, entre le "sang et l'encre" [דָּם וּדְיוֹ], écrivant notre destinée. En cet espace, le "discernement" est comme la "rosée divine" [טַל אֵל], qui se dépose silencieusement sur les replis de notre âme, nous révélant les chemins cachés et les voies de la lumière. Le "discernement" [הַבְחָנָה] se dresse, tel un pont entre le monde matériel et celui de l'esprit, entre le "sang lourd" [דָּם כַּבֵּד] de nos instincts et l'aspiration céleste.

Les termes hébreux de ce premier paragraphe partagent tous la même valeur 70 de havħanah  [הַבְחָנָה], le Discernement.

La "discrimination" [אַפְלָיָה], en revanche, se tient dans les ombres, tel un "prophète de malheur" [נְבִיא אֲבַדּוֹן], égarant les âmes loin de la vérité. Comme une "veuve" [אַלְמָנָה] séparée de son bien-aimé errant dans les sentiers sinueux "en Éden" [בְּעֵדֶן], la "discrimination" divise, accrochant les pesants "anneaux d'or" [נִזְמֵי הַזָּהָב] (du Veau d'or) à la "Pierre de Sagesse" [אֶבֶן חָכְמָה] (Pierre philosophale). Dans ce labyrinthe d'ombres, même le "travailleur de la terre" [עֹבֵד אֲדָמָה] peut se perdre, oubliant la voie vers la lumière. La "discrimination", par un émerveillement [פְּלִיאָה] aveugle, nous égare, nous éloigne du chemin "correct" [נָכוֹן], nous plongeant dans une mer de doutes et de fausses croyances. En ces moments, nous devons nous rappeler la claire "vision des étoiles" [חֹוזֵה בַּכֹּוכָבִים], qui nous guide vers la Vérité, nous aidant à discerner le précieux du trivial, le sacré de l'illusoire.

Les termes hébreux de ce second paragraphe partagent tous la même valeur 126 de Afliyah [אַפְלָיָה], la Discrimination.

Le rasoir d'Ockam

Cette confrontation entre le discernement et la discrimination, pose la question du Rasoir d'Ockham, énoncé par le moine franciscain Guillaume d'Ockham au XIVe siècle. Est-ce un acte de discernement ou de discrimination ?

Le Rasoir d'Ockham est un principe méthodologique qui suggère que, face à plusieurs explications possibles d'un phénomène, la plus simple est généralement préférable. Selon ce principe, on devrait éviter de multiplier les entités ou les hypothèses sans nécessité. Donc, il faut trancher et ne jamais laisser une question sans réponse.

Dans le cadre de la Kabbale, et en relation avec les notions de discernement et de discrimination, le rasoir d'Ockham pourrait être interprété comme un appel à la simplicité et à la clarté dans la "Compréhension" et l'interprétation des textes, des concepts et de la Kavanah.

Le discernement, dans ce contexte, peut être vu comme l'application de ce principe. Il s'agit d'une démarche de "Compréhension" qui cherche à éliminer les superfluités, les complications inutiles, afin de saisir l'essence d'une idée ou d'un enseignement. Ainsi, le discernement est alors un processus de clarification, où l'on cherche à atteindre la Vérité ou la Compréhension la plus directe et la plus simple, tout en restant fidèle au cœur du texte, de la pensée étudiée, ou d'une direction de vie.

La discrimination, en revanche, peut souvent mener à l'inverse. Au lieu de simplifier et de clarifier, elle peut compliquer inutilement en introduisant des distinctions et des séparations qui ne sont pas essentielles. Cela peut conduire à des interprétations erronées ou à des jugements biaisés, éloignés de l'intention originelle et faire somber dans l'obscurantisme des fanatismes et des idéologies extrêmes.

En somme, le rasoir d'Ockham, lorsqu'appliqué au discernement, encourage une approche directe et sans fioritures, qui privilégie la Compréhension essentielle et véritable : Binah. C'est un appel à la Sagesse dans la simplicité, un principe qui guide les chercheurs de Vérité dans leur quête spirituelle, en évitant les pièges de la discrimination intellectuelle et des interprétations trop alambiquées.

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