Le premier chapitre du livre volumineux de Kabbale Guinath Egoz, de Joseph Gikatilla, explore en profondeur la distinction entre « Création du Monde » [בְּרִיאַת הָעוֹלָם] et « Innovation du Monde » [חִידּוּשׁ הָעוֹלָם]. Cette distinction s’avère cruciale pour la compréhension de la cosmogonie kabbalistique et, en particulier, pour saisir le statut unique du Nom Yhwh.
Origine du concept d’Innovation
Ħidoush haÔlam [חִידּוּשׁ הָעוֹלָם], que je traduis par « Innovation du Monde », mais que l’on peut aussi traduire « renouvellement du Monde » ou encore « nouveauté du Monde », est ici une expression qui succède et se différencie de « Création du Monde ». Il semble évident que Joseph Gikatilla tire cette expression du Guide des Égarés de Maïmonide, sous l’influence de son maître Abraham Aboulâfia laudateur de la pensée de ce dernier.
Dans son Guide, Maïmonide utilise l’expression Ħidoush haÔlam pour insister sur la nouveauté radicale de l'existence du monde. Il souligne que le monde n'est pas une émanation nécessaire de Dieu, mais une volonté libre et contingente. L'accent est mis sur le caractère inédit et unique de cet événement, qui marque une rupture fondamentale avec l'éternité divine. Dans la littérature rabbinique, Briath haÔlam (Création du Monde) désigne la création ex nihilo, c'est-à-dire à partir de rien. Maïmonide met l'accent sur l'acte créateur de Dieu, son pouvoir absolu et sa transcendance par rapport au monde. En utilisant Ħidoush haÔlam en parallèle avec Briath haÔlam, il enrichit la conception traditionnelle de la Création en y ajoutant une dimension philosophique et théologique. Il ne se contente pas d'affirmer que le monde a été créé par Dieu, mais il insiste sur le caractère novateur et contingent de cet acte créateur, qui témoigne de la liberté et de la puissance divines. Le concept de Ħidoush haÔlam témoigne de la volonté de Maïmonide de dépasser une vision simpliste de la Création pour en souligner la dimension novatrice et contingente.
Le Nom Yhwh et l’Être divin
Joseph Gikatilla met en avant le concept de l’Havayah [הֲוָיָה], l’Être infini, unique. Un nom qui a la particularité d’être anagramme du Nom Yhwh. Il soutien avec force que seule l’Havayah crée, et qu’il n’y a qu’une seule Création. Tout ce qui advient après cette Création originelle n'est pas de la création, mais de l’innovation [חִידּוּשׁ], du renouveau, voire de l’invention. L'auteur le souligne dans le passage suivant :
דע לך אחי ישמרך האל, כי כל שמותיו שהוא יתעלה נקרא בהם, אין בכולם שם שמעיד תכלית העדות הברורה בסוד ייחודו ומציאותו, כי אם השם המעיד על ההויה...
Sache, mon frère, que Dieu te garde, que de tous Ses Noms par lesquels Il est exalté et appelé, aucun ne témoigne avec une telle clarté du secret de Son Unicité et de Son existence que le Nom qui témoigne de l’Havayah..."
Ce passage met en évidence la spécificité du Nom qui exprime l'Être (Havayah), le Tétragramme Yhwh, par rapport à tous les autres Noms divins.
Il en découle une distinction fondamentale au sein des Noms divins : seul le Tétragramme, Yhwh, est un Nom véritable, car il exprime l'essence même de l’Être divin, l'Havayah. Les autres Noms, appelés kinouïm [כינוי] en hébreu, sont des épithètes ou des surnoms, car ils ne se situent pas dans le domaine de la Création, mais de l'Innovation.
כי כל שמותיו כולם בלתי שם המיוחד, בחדוש העולם הן מחודשים, והויה קודמת לכולם..."
... car tous Ses noms, à l'exception du Nom d’Unicité, sont innovés dans l’Innovation du monde, et l'Havayah les précède tous...
Le Tétragramme, ineffable et incommunicable, est le Nom qui désigne la divinité dans son essence absolue, avant même la manifestation du monde. Il est le symbole de la Création ex nihilo, ce que la Kabbale lourianique appellera plus tard Tsimtsoum, la contraction de l'Éin-Sof pour laisser place à l'existence. Un acte radical, absolu, un jaillissement d'être à partir du néant. C'est la source primordiale, le fondement ontologique de tout ce qui est.
Gikatilla joue dans son livre entre deux termes « éin » [אין], rien, et « lo-davar » [לא דבר], que l’on peut traduire par indicible. Mais les deux termes y sont utilisés comme des synonymes.
Les Noms divins et leurs fonctions
Les kinouïm, en revanche, sont des Noms qui apparaissent avec le monde manifesté. Ils reflètent les attributs divins, les actions de Dieu dans le monde, les différents aspects de Sa relation avec la Création. Élohim, El Shaddaï, Adonaï, etc., chacun de ces Noms désigne une facette particulière de la divinité, une manière dont elle se révèle dans le Monde de l'Innovation. Ils correspondent à des actions spécifiques, à des relations, à des interactions entre l'Être divin et sa Création.
וכל שם ושם לפי הפעולה הוא נגזר.
...et chaque Nom est dérivé en fonction de l'action.
L'innovation, contrairement à la création, ne surgit pas du néant. Elle s'appuie sur ce qui existe déjà, le transforme, le combine, le fait évoluer. L’innovation du Monde est kabbalistiquement un Tséirouf du Monde, qui lui permet de se renouveler, de se réinventer en permanence. C'est une force dynamique qui travaille à partir de la Création originelle, la façonne et la diversifie :
ואל תתפוש עלי באומרי נקרא בזה השם, כי בדרך הלשון אני משתמש. ואם תרצה אמור היה הווה ויהיה, או אמור והיה, כלומר היה הוא בלבד..."
Ne vous méprenez pas sur mes paroles en disant qu'il est appelé par ce Nom, car j'utilise le langage courant. Et si vous préférez, dites « Il était, est et sera », ou dites « Et il était », ce qui signifie qu'il était, Lui seul...
L'artiste, par exemple, ne crée pas ex nihilo. Son œuvre puise dans l'héritage du passé, s'inspire de la nature, utilise des matériaux et des techniques déjà existants. Il s'inscrit dans une tradition, dialogue avec elle et contribue à son évolution.
La différence entre la création et l'innovation réside donc dans leur rapport à l'origine. La création est un acte primordial, absolu, un jaillissement du néant vers l'Être, symbolisée par le Nom d’Unicité Yhwh. L'innovation, quant à elle, s'inscrit dans le mouvement de l'Être, le déploie, le diversifie, le renouvelle et est exprimée par des kinouïm.
La distinction spirituelle entre Création et Innovation
Cette distinction a des implications profondes sur notre compréhension du monde et de notre place en son sein. Elle nous invite à une humilité face au mystère de la Création, tout en nous encourageant à exercer notre libre-arbitre pour innover et participer à l'évolution du monde. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas des créateurs, mais des innovateurs, des artisans qui travaillent à partir de la matière première, la matière de la Création.
En ce sens, la Kabbale de Joseph Gikatilla nous offre une vision dynamique et subtile de la cosmogonie. Le Tétragramme, ineffable, symbolise la Création, l'acte divin primordial, tandis que les kinouïm, épithètes, révèlent l'infinie richesse de l'Innovation. Cette vision invite à une quête spirituelle qui oscille entre l'admiration pour la Création divine et la participation active à l'Innovation du monde.
Commentaires
1 Banshee Le 06/10/2024
2 mbp41 Le 08/10/2024
Shana Tova, cher Georges.
Marie-Bénédicte