Séfér haTemounah #2

Georges Lahy Par Le 06/08/2024 2

Dans 2024

Le Signe

 

Le « Signe » (Oth [אוֹת]) est un concept kabbalistique énigmatique qui a fasciné et intrigué les mystiques juifs pendant des siècles. Deux textes majeurs du XIIIe siècle explorent ce thème avec une profondeur particulière : le Séfér haTemounah, un traité kabbalistique anonyme, et le Séfér haOth, d’Abraham Aboulâfia, un récit autobiographique et visionnaire écrit quelques années plus tard. D’autres kabbalistes ont abordé ce sujet, mais ces deux visions faisant autorité méritent attention.

Cet article propose une exploration comparative du concept du « Signe » dans ces deux œuvres, en mettant en lumière ses différentes facettes, ses points de convergence et de divergence, et en examinant l’influence potentielle du Séfér haTemounah sur la pensée d’Aboulâfia.

Le « Signe » dans le Séfér haTemounah

Empreinte Divine et Cycles Cosmiques

Le Séfér haTemounah, s’articule principalement autour de la signification mystique des 22 lettres de l’alphabet hébreu. Le « Signe » (Oth) est présenté comme l’empreinte énergétique unique de chaque lettre, reflétant la puissance divine qu’elle incarne et sa place dans la Création.

Le livre insiste sur la correspondance entre la forme physique de la lettre et l’énergie spirituelle qu’elle représente. La forme visible de la lettre devient un « signe » tangible de la force invisible qui la sous-tend. Ainsi, le Séfér haTemounah se livre à des descriptions telles que :

« L’Alef [א] indique le Kéter [כתר], car il est le plus élevé de tous, et en lui réside la source de toute la Sagesse [חכמה], et sa forme est comme un Yod [י]... car le Yod est l’âme de toutes les lettres. »

Chaque lettre possède une « Oth » unique, une signature énergétique qui la distingue des autres. Cette combinaison de forme et d’énergie permet à chaque lettre d’agir sur la Création et d’influencer les différents aspects de la réalité.

Le Séfér haTemounah utilise également le concept du « Signe » pour expliquer les cycles cosmiques, les « Shemitoth » (cycles de sept ans) et les « Ħoyoth » (cycles de vie). Chaque cycle est marqué par une lettre spécifique dont l’énergie influence les événements et les tendances qui s’y déroulent.

Le « Signe » chez Abraham Aboulâfia

Vision Mystique et Transformation

Appartenant à la génération du Séfér haTemounah, Abraham Aboulâfia offre une perspective différente du « Signe » dans son Séfér haOth (Livre du Signe), que j’ai eu le plaisir de traduire et de publier. Il utilise le terme « Oth » non pas comme un concept abstrait, mais comme un élément central de son récit autobiographique et visionnaire. Le « Signe » est ici une vision qu’il reçoit, un message divin qui le guide et le transforme.

Aboulâfia associe souvent le « Signe » au front, comme une marque visible de la connexion spirituelle. Il fait écho au signe sur le front de Caïn, une marque divine qui le protège, et à la promesse d’un signe messianique dans le Livre d’Isaïe :

« Ainsi, Adonaï, Lui, vous donnera un Signe (Oth) : Voici, la jeune fille (Âlmah) concevra et elle enfantera un fils, et criera son nom : Âmanou Él ! (Emmanuel) » (Isaïe 7:14).

Le « Signe » chez Aboulâfia est un catalyseur de transformation, un tremplin vers l’éveil spirituel et la prophétie. Il lui permet de dépasser les illusions, de percevoir la réalité spirituelle avec une clarté nouvelle, et d’accéder à des états de conscience supérieurs.

Dans un passage intense, le Rabsa (Aboulâfia) décrit une vision où il voit un homme portant un « Signe » sur son front :

Sur son front un « Signe » scellé dans le sang et l’encre, aux deux extrémités. L’apparence du « Signe » était semblable à un bâton de décision. Un Signe très occulte. La couleur du sang était noire et virait au rouge, la voici noire noire. Et le miroir du « Signe », qui décidait entre les deux miroirs, était blanc.

Ce « Signe » est aussi associé à la source de 70 langues, une image symbolique de la Sagesse suprême. Aboulâfia perçoit ce « Signe » comme un « Élixir de Vie », un symbole de la transformation et de la transcendance de la mort. Le « Signe » sur le front est le lieu mystique de transmutation de la mort en vie. Il est l’outil du Tiqoun et de la résurrection. Il poursuit :

L’homme a appelé le « Signe » de son front : « Poison de la mort » (Sam haMavéth), et moi, je l’ai appelé : « Élixir de vie » (Sam haĦayim), parce que je l’ai transmuté de mort en vie.

Influencés par les traditions orientales, certains feront sans doute l’association avec le « troisième œil » de l’hindouisme. Mais c’est à cet endroit du front qu’est posé le tefillin de la tête, sur lequel est inscrit le « Shin a quatre têtes ». Pour le Rabsa, le « Signe » est la quatrième tête du Shin, non visible dans l’alphabet matériel. Elle est la « marque » messianique du Ôlam haBa. (Voir mon roman « Le kabbaliste et l’orchidée »).

Points de Convergence et de Divergence

Malgré leurs approches distinctes, le Séfér haTemounah et Aboulâfia partagent certains points communs dans leur compréhension du « Signe » :

Importance de la forme

Les deux textes accordent une importance capitale à la forme des lettres hébraïques, la considérant comme une expression tangible du divin.

Méditation sur les lettres

Ils suggèrent que la contemplation des lettres peut servir de support à la méditation et à la connexion avec le divin.

Puissance des lettres

Les deux auteurs reconnaissent la puissance des lettres pour agir sur la réalité, guérir, purifier et transformer la conscience.

Cependant, des divergences importantes existent également :

Le « Signe » comme concept abstrait opposé à l’expérience personnelle

Le Séfér haTemounah aborde le « Signe » comme un concept abstrait, une force inhérente à chaque lettre. Aboulâfia le présente comme une expérience personnelle, une vision mystique qui le guide et le transforme.

Le « Signe » comme totalité opposé à l’Individualité

Le Séfér haTemounah s’intéresse au « Signe » de chaque lettre en relation avec les autres, formant un système complet. Aboulâfia met l’accent sur l’individualité du « Signe », son impact sur sa propre vie et son cheminement spirituel.

Il est fort probable que le Séfér haTemounah ait influencé la pensée d’Abraham Aboulâfia. Ce dernier connaissait assurément le traité et s’en est inspiré pour développer sa propre vision du « Signe ». Cependant, le Rabsa va plus loin que le Séfér haTemounah en donnant au « Signe » une dimension expérientielle et transformative, le plaçant au cœur de son récit autobiographique et visionnaire.

La Controverse de la Lettre Manquante

Ma petite divergence avec le grand Scholem

L’interprétation du « Signe » (Oth) dans le Séfér haTemounah a fait l’objet de nombreux débats et controverses au sein de la tradition kabbalistique. L’un des points les plus controversés est l’hypothèse avancée par l’éminent Gershom Scholem, selon laquelle le « Signe » ferait référence à une lettre manquante dans la Torah. A mon grand regret, je ne partage pas son avis, et ça m’a toujours désolé.

Scholem, s’appuyant sur une lecture allégorique du texte et sur certaines traditions orales, a suggéré que le « Signe » était une allusion à un niveau de réalité transcendant, inaccessible au langage et à la représentation symbolique. Cette lettre manquante, selon lui, symboliserait un vide primordial, une source cachée à l’origine de la Création. Il est vrai que le Séfér haTemounah accorde une grande importance aux espaces blancs entre les lettres et les mots de la Torah. Ces espaces ne sont pas vus comme des vides, mais comme des lieux où la Shekhinah se manifeste de manière subtile et cachée.

Cependant, cette interprétation est loin de faire l’unanimité. De nombreux kabbalistes, s’appuyant sur une lecture littérale du Séfér haTemounah, contestent l’existence d’une lettre manquante. Le texte lui-même, comme nous l’avons déjà vu, se concentre sur la signification mystique des 22 lettres existantes de l’alphabet hébreu. Il n’y a aucune mention explicite d’une lettre supplémentaire ou d’un vide primordial en tant que « Signe ».

L’interprétation de Scholem, bien que stimulante, semble donc s’éloigner du sens littéral du texte. L’idée d’une lettre manquante a cependant marqué durablement l’imaginaire « kabbalistique » et a inspiré de nombreux auteurs qui n’ont clairement pas ouvert le Séfér haTemounah, et se sont contentés de lectures satellites, voire de rumeurs.

Par respect pour Gershom Scholem, nous laisseront ouvert un pan de la question de la lettre manquante dans le Séfér haTemounah. Cependant, il est important de rappeler que le texte lui-même ne soutient pas explicitement cette hypothèse et qu’une lecture du Séfér haTemounah nous ramène aux 22 lettres existantes de l’alphabet hébreu et à leur puissance créatrice. Ce qui est déjà pas mal du tout.

Pour conclure

Le Séfér haTemounah et le Séfér haOth d’Aboulâfia offrent à mon sens deux perspectives complémentaires sur le « Signe » (Oth). Le Séfér haTemounah nous donne une vision cosmique du « Signe », le reliant à la Création et aux cycles universels. Aboulâfia nous propose une vision plus mystique et personnelle du « Signe », comme une expérience transformative qui le guide vers la Prophétie et la Dveqouth (Union mystique).

Commentaires

  • kennedy

    1 kennedy Le 10/08/2024

    Bonjour,
    Si l'existence de la lettre manquante est contestable , alors pourquoi le shin à 4 branches
    est mis sur le front ? (téfiline) . Cela semble pourtant important dans le judaisme !
    Le Rabsa et Scholem n'en font pas état !
    C'est juste une observation que je me faisais .
    Georges Lahy

    Georges Lahy Le 10/08/2024

    Le shin à "4 têtes" des tefillin reste un shin complété ou réparé. Une lettre supplémentaire devra avoir un nom, un son et une place. Mais il semble que les fondateurs aient tenu à ce qu'il n'y ait que 22 lettres, sinon ils auraient créé 7 lettres de plus pour ne pas à avoir à doubler des lettres. L'hébreu moderne a un 23e signe pour le "g", mais ce n'est pas vraiment une lettre supplémentaire, car c'est un zayin accentué. Certains calligraphes pensent que alef et laméd imbriqués pour écrire "El" serait un 23e signe. Les discussions existent, mais ce n'est pas le sujet du Séfer haTemounah.

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