Le « Séfér Ha-Qanah » (le Livre du Roseau), un commentaire anonyme kabbalistique sur la Torah (sans doute génération Louria), ne se contente pas d’énumérer les commandements divins, mais les explore d’un point de vue mystique, révélant leurs implications spirituelles profondes. Il se penche notamment sur le commandement « d’aimer son prochain comme soi-même », en l’enveloppant de concepts kabbalistiques qui éclairent sa signification et son application dans la vie quotidienne.
Il commente le célèbre verset du Lévitique (19:18), évoqué plus tard par Jésus en Galilée : Ahavath leréâk’a kamok’a [אָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ] (« Aime ton prochain comme toi-même »). Une petite phrase très simple et si difficilement appliquée. Pour un kabbaliste, cet axiome porte en lui toute la puissance de Shaddaï, car la guimatria 814 de Ahavath leréâk’a kamok’a est celle de la valeur développée des lettres du Nom : Shin-daléth-yod [שין דלת יוד].
Au-delà d’un simple précepte moral
Le livre utilise l’exemple percutant de l’homme qui se frappe la main :
« Si quelqu’un se frappait la main avec un couteau, pourrait-il frapper l’autre main ? Ne sont-elles pas toutes deux siennes ? De même, si quelqu’un frappe son prochain ou l’insulte, il ne doit pas lui rendre la pareille, car le châtiment ne revient qu’au Très-Haut. En vérité, le monde extérieur, le monde intérieur et le monde matériel sont tous interconnectés les uns aux autres comme les branches d'un arbre ou les maillons d’une chaîne, et tous ont un roi qui les gouverne. Par conséquent, mon fils, prend garde à l’apparence humaine (adam) et ne le méprise pas. »
Ce passage transcende la simple morale en soulignant l’interconnexion fondamentale entre tous les êtres humains, créés dans « l’image et à la ressemblance d’Élohim » (Genèse 1:27). Frapper son prochain, c’est se frapper soi-même, car nous sommes tous liés, tel un seul organisme. Cette idée fait écho au concept kabbalistique du Tsimtsoum, où l’Être infini se contracte pour laisser place à la Création. De même, nous devons nous « contracter nous-mêmes » pour faire de la place à l’autre, le reconnaissant comme une existence (havayah) distincte et précieuse.
Refléter l’harmonie divine
Le livre va plus loin en expliquant que l’amour du prochain reflète l’Harmonie universelle, symbolisée par les sefiroth :
« Marche sur ses voies : Élohim habille ceux qui sont nus, comme il est écrit : « Et Élohim fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau et les habilla. » (Genèse 3:21) Fais de même : si tu voies quelqu’un nu, couvre-le. [...] Élohim est juste et visite les malades, comme il est écrit : « Et Yhwh lui apparut. » [...] Le visiteur d’un malade doit parler à son cœur avec des paroles de réconfort. »
En reproduisant les actions bienveillantes d’Élohim, nous cultivons les qualités morales associées aux sefiroth et manifestons l’Harmonie universelle dans nos relations avec autrui. L’amour du prochain implique donc un équilibre entre Hesséd et Guevourah, entre la Bienveillance et la Rigueur.
Reconnaître la Présence divine en l’autre
Le « Séfér Ha-Qanah » rappelle que tous les êtres humains sont créés dans l’image d’Élohim (Tsélém Élohim) :
« Il est venu de son impureté et est entré dans la sainteté d’Israël, alors il est revenu dans l’image d’Élohim et est comme vous. [...] Et il est écrit : ‘Et tu aimeras le converti.’ »
L’amour du prochain est donc un acte qui transcende les différences et qui honore la Shekhinah en l’autre. Le livre met particulièrement en avant l’amour du converti, qui a fourni un grand effort pour se rapprocher d’Élohim et qui incarne l’unité potentielle de l’humanité.
Le pouvoir du langage
Le livre accorde une grande importance au langage, car les mots possèdent un pouvoir spirituel immense dans la Kabbale :
« Le médisant révèle un secret, et celui qui révèle un secret est comme celui qui a brisé les tables de la Loi. [...] Ne crache pas sur celui qui frappe, car tu ne peux pas le faire sans mentionner le Nom de Dieu, et on ne mentionne pas le Nom de Dieu avec de la salive. »
Le « Séfér Ha-Qanah » met en garde contre les paroles blessantes et les jugements hâtifs. Nos paroles peuvent créer ou détruire, et l’amour du prochain implique de choisir des mots qui construisent et qui honorent la dignité de l’autre.
La réparation des brisures
Au cœur de l’axiome Ahavath leréâk’a kamok’a [אָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ] (« Aime ton prochain comme toi-même »), se trouve une dualité profonde, symbolisée par deux lettres aux sens multiples. Réish-âyin ouvre une porte vers une compréhension plus vaste de notre relation à l’autre et à nous-mêmes, transcendant la simple notion « d’aimer son prochain ».
Le terme « réâ » [רֵעַ] ne se limite pas à désigner un ami ou un voisin ; il englobe l’idée même que nous nous faisons de l’autre. Cette conception révèle notre propre orientation de pensée, reflétant notre capacité à percevoir l’unité fondamentale qui nous lie tous. Le roêh [רוֹעֶה], le berger, incarne cette sagesse en guidant son troupeau vers le mirêh [מִרְעֶה], le pâturage, symbolisant ainsi notre responsabilité collective de nous guider mutuellement vers des espaces de croissance et d’harmonie.
Paradoxalement, les mêmes lettres réish-âyin, prononcées raâ [רַע], évoquent le mal, la malveillance. Cette dualité intrinsèque nous rappelle que la perception de l’autre comme distinct de soi est à l’origine de la fragmentation de notre conscience collective. Le « mal » n’est alors qu’une illusion née de notre incapacité à reconnaître l’unité fondamentale de l’existence.
La racine raâ, avant de signifier « mal », évoque l’action de briser et d’éparpiller. Cette brisure représente notre perception fragmentée de la réalité, où chaque « autre » apparaît comme séparé de nous-mêmes. L’injonction d’aimer son prochain comme soi-même devient alors un appel à la reconnaissance de notre nature véritable : nous sommes tous des fragments d’une conscience unique, temporairement séparés par l’illusion de l’individualité.
Le rôle du « berger » en chacun de nous est de réunir ces fragments éparpillés, de transformer le raâ en tov, le mal en bien. Ce processus de réunification nécessite un amour inconditionnel, une compréhension profonde que l’autre n’est qu’un reflet de soi-même. En aimant l’autre comme nous-mêmes, nous guérissons non seulement la fragmentation perçue, mais nous élevons également notre conscience collective vers une harmonie supérieure.
Ainsi, l’axiome Ahavath leréâk’a kamok’a n’est pas qu’un simple commandement moral, mais une clé pour la transformation spirituelle et l’éveil de la conscience. Il nous invite à transcender la dualité apparente entre le bien et le mal, entre soi et l’autre, pour embrasser une réalité où l’amour devient le principe unificateur de toute existence.
En hébreu, le précepte Ahavath Leréâk’a Kamok’a [אָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ] contient une clé dans ses initiales alef-laméd-kaf [אלך]. Que l’on peut lire « vers toi », ou simplement « j’irai » [אֵלֵךְ]. Ces trois lettres encouragent à aller vers son prochain.
En pratiquant cet amour inconditionnel, nous devenons les artisans de notre propre rédemption et de celle de l’humanité tout entière. Chaque acte d’amour envers notre prochain est un pas vers la réalisation de notre unité fondamentale, un mouvement vers la guérison des brisures qui semblent nous séparer. C’est dans cette reconnaissance de l’unité dans la diversité que réside la véritable sagesse, et c’est par cet amour universel que nous pouvons espérer transformer notre monde, un cœur à la fois.
En définitive, Le « Séfér Ha-Qanah » offre une perspective kabbalistique profonde sur le commandement « d’aimer son prochain ». Il nous invite à voir au-delà du simple précepte moral et à reconnaître l’interconnexion entre tous les êtres humains, créés dans l’image d’Élohim. L’amour du prochain devient alors un acte spirituel qui reflète l’Harmonie universelle, participe au Tiqoun Ôlam (Réparation du monde) et nous rapproche de l’Être.
Commentaires
1 Valérie Le 23/08/2024
2 Banshee Le 25/08/2024