A. Aboulâfia sur Pessaħ

Georges Lahy Par Le 21/04/2024 0

À Pessaħ, la bouche raconte

Dans leur exégèse du mot Pessaħ [פֶּסַח], de nombreux kabbalistes voient dans ce terme une invitation à dévoiler et relater les récits, puisqu’il peut être décomposé en péh saħ [פֶּה סָח], soit « la bouche raconte ». Cette expression semble évoquer la manière dont la fête de Pâque fait ressurgir l’histoire des Hébreux et leur exode d’Égypte, célébrée à travers la récitation de l’Haggadah. Toutefois, il convient de rectifier une attribution erronée fréquemment rencontrée : bien que nombreux soient ceux qui attribuent cette lecture à Isaac Louria, le Ari, il apparaît que le véritable pionnier de cette interprétation fut Abraham Aboulâfia, qui l’explicite dans son œuvre majeure « La Vie du Monde à Venir » (Ħayyé haÔlam haBa), rédigée environ trois siècles plus tôt. Ce constat nous invite à revisiter la page pertinente du livre du Rabsa (R. Abraham Ben Samuel Aboulâfia), afin d’en explorer les nuances et les profondeurs.

Il y a quelques années, j’ai eu le privilège de publier une traduction française de ce texte captivant. Cette tâche m’a offert l’opportunité d’approfondir ma compréhension de l’œuvre. Malgré l’abondance de notes explicatives que j’ai intégrées au bas des pages, les familiers de ma traduction observeront qu’Abraham Aboulâfia recèle encore bien des trésors cachés. Un esprit aussi prodigieux ne saurait être circonscrit à quelques annotations marginales. En vérité, chaque passage de son écriture mérite une exploration détaillée et un commentaire approfondi, tant il est vrai que cet éminent kabbaliste composait ses textes sur plusieurs niveaux de lecture. Je reste convaincu, au vu de l’analyse que je présente ici, que nombre de mystères restent encore à dévoiler dans son œuvre dense et complexe.

L’exposé débute par une exploration de la Kabbale des lettres, soutenue par la conception des 231 combinaisons de lettres (21 x 22 /2) évoquées dans le Séfér Yétsirah, appelée « portes ». Ces combinaisons, selon le texte, confèrent à celui qui les maîtrise la capacité de faire descendre la Présence divine, la Shekinah, sur lui-même. Il est noté que l’affirmation « Et la Shekinah est sur Adam » présente la même guimatria, 541, que le terme « Israël » [יִשְׂרָאֵל], interprété ici comme « yésh 231 » (Il y a 231) [יֵשׁ רא״ל]. De cette manière, la proclamation « Shémâ Israël » se transforme en « Écoute, il y a 231 ».

Le Rabsa développe ensuite une interprétation astucieuse du mot anoki [אָנֹכִי]. En soustrayant le 70, représenté dans le mot shemâ [שְׁמַע] compris comme shém 70 [שְׁם ע׳], il reste 11 [אי]. Ce nombre, additionné à 81, la valeur numérique de anoki, aboutit à 92. Poursuivant l’opération, 92 plus 81 équivaut à 173, valeur numérique de la phrase « Je suis Yhwh ton Dieu » [אָנֹכִי יְהוָה אֱלֹהֶיךָ] ainsi que de « le sang témoigne » [הַדָּם מֵעִיד] (le sang, dam, est une allusion au nom Adam). L’analyse s’étend à l’allusion que l’addition de 70 avec les 22 lettres, génératrices des 231 portes, donne 92, qui, une fois additionnés à 81, constituent encore le nombre 173.

והשכינה על אדם סודו י״ש רא״ל ועל כן חבר שם אנכ״י עם שם שמ״ע ישרא״ל ובגימ’ אנכי יהו״ה אלהיך שהוא עיקר כל התורה כולה והחכמה והנבואה והד״ם מעי״ד

« Et la Shekinah est sur Adam » [וְהַשְּׁכִינָה עַל אָדָם] est le secret de « Il y a 231 » [יֵשׁ רא״ל]. Par conséquent, connecte le nom anoki [אָנֹכִי] au nom shémâ Israël [שְׁמַע יִשְׂרָאֵל], par la guématria de « Je suis Yhwh ton Dieu » [אָנֹכִי יְהוָה אֱלֹהֶיךָ], qui est la quintessence de toute la Torah, de la Sagesse et de la Prophétie, et « le sang témoigne » [הַדָּם מֵעִיד].

Le Rabsa explore l’homophonie entre « haAdam » (l’Homme) et « ha-Dam » (le sang), approfondissant la résonance entre le sang versé lors de la milah [מִילָה], la circoncision, et le mot milah [מִלָּה], qui signifie mot ou parole. Cette association établit un lien intrinsèque avec péh saħ [פֶּה סָח], « la bouche raconte », soulignant ainsi un acte de narration à travers les récits de Pessaħ et les rites. Il articule spécifiquement : « le sang de Pessaħ et le sang de la milah » réfléchissant sans doute sur les chiffres dans un cadre numérique. Les mots dam pessaħ [דָּם פֶּסַח] et dam milah [דַּם מִילָה] présentent une guimatria de 192 et 129 respectivement, remarquablement des anagrammes numériques.

Par ailleurs, il aborde le mot gouf [גּוּף], le corps, suggérant son état naturellement affecté, tel qu’illustré dans le mot nagouf [נָגוּף] mentionné dans le Livre de l’Exode (12:23). L’expression homophonique « gouf nagouf » [גוּף נָגוּף], employée par le Rabsa, avait été formulée deux siècles auparavant par Salomon ibn Gabirol dans son « Kéter-Malkouth » (§33), où il écrit : « Et un corps, dont l’infection (gouf nagouf) augmente pleinement (melo), ajoutant sans ajouter » [וְגוּף נָגוּף. מְלֹא אֲסַפְסוּף. יוֹסִיף וְלֹא יָסוּף]. Le terme nagaf désigne ici une épidémie, suggérant un état de contamination qui s’étend au-delà du physique pour toucher également le spirituel.

Pour contrer cette infection spirituelle, le Rabsa propose le don du « demi-shéqél » [מַחֲצִית הַשֶּׁקֶל], qui porte en lui des idéaux d’égalité, d’interdépendance, de recherche de complétude, et d’une quête d’unité ultime. Prescrit dans l’Exode (30:11-16) pour le soutien du Temple, le demi-shéqél symbolise une égalité intrinsèque devant Dieu parmi tous les Fils d’Israël. Indépendamment de leur condition économique, chaque homme était tenu de contribuer la même somme, manifestant ainsi leur participation équitable à la sanctification et à la vie communautaire.

L’obligation de donner un demi-shéqél, au lieu d’un shéqél entier, est également révélatrice de l’état fragmentaire de chaque individu, suggérant que chacun est appelé à rechercher sa complétude et à purifier sa néfésh [נֶפֶשׁ], dont la guimatria est 430, identique à celle de shéqél [שֶּׁקֶל].

Le Rabsa élabore ensuite une analogie subtile en liant le « demi-shéqél » au « demi-yod ». La demi-part d’un yod (10) est considérée comme l’essence vitale du (5), symbolisant ainsi « La Shekinah sur Adam ». Mais ce qui couronne cette exploration symbolique, c’est l’alignement guimatrique entre « comme un demi-yod » [כַּחֲצִי יוֹד], qui atteint la guimatria de 148, et Pessaħ [פֶּסַח], interconnectant ainsi ces concepts dans un tissage profond de sens mystique.

כי יסוד האד״ם הוא הד״ם והנה זה דם מילה כאומרם דם פסח ודם מילה שבעדם נאמר ולא יתן המשחית לבא אל בתיהם לנגוף. שכל מגיפה כעין גוף וכל גוף נגוף וע״כ מחצית השקל לכפר על נפש כחצי יו״ד,

En effet, « l’élément (fondement) de l’humain » (Yessod haAdam) c’est « le sang » (hadam) : le sang de la milah (circoncision). Comme on dit, c’est le sang de Pessaħ et le sang de la milah, au sujet desquels il est mentionné : « et ne permettra pas au destructeur d’entrer dans vos maisons pour les infecter (lingof) » (Exode 12:23). Chaque infection (plaie = meguéifah) est comme un corps (gouf) et chaque corps (gouf) est infecté (nagouf). Ainsi, un demi-sheqél [שֶּׁקֶל] est : nécessaire pour expier la néfésh [נֶפֶשׁ], avec la moitié d’un Yod.

Le Rabsa, poursuivant sa réflexion profonde, interprète alors Pessaħ comme péh saħ [פֶּה סָח], soit « la bouche raconte ». Dans cette transformation, il établit un lien entre le récit — qui est tributaire du sang masculin, symbolisé par Pessaħ — et le mot (milah), qui, selon lui, émane du sang féminin. Il propose ainsi que le corps est une fusion du sang masculin et féminin, incarnés respectivement par Pessaħ et Milah. Cette dualité est essentielle pour comprendre la structure corporelle selon le Rabsa.

Pour étayer sa thèse, il cite l’Exode : « Qui (Mi) est pour Yhwh » [מִי לַיהוָה], qu’il lit comme milah s’interprétant « mi lah » (Qui est pour Elle). Ici, il utilise une écriture abrégée de pour Yhwh, LaH’ [לה׳], pour désigner HaShém (Le Nom). Ce faisant, il transforme lah [לה], en « pour Elle », faisant référence au (5), qui est une moitié de yod (10), représentant la Shekhinah.

De cette manière, il relie les lettres de pessaħ [פֶּסַח] et de milah [מִילָה] pour former l’expression : pi hamal saħ [פִּי הַמָּל סָח], qui peut se traduire par « la bouche du circoncis raconte » ou plus largement « La bouche en plénitude raconte ». Cette formulation illustre non seulement l’importance de la parole et de la narration dans la tradition, mais aussi le rôle essentiel du sang — tant masculin que féminin — dans la continuité du récit sacré et de la spiritualité.

כי הגוף הרכבתו מן ד״ם. ודם הזכר הוא מעולה בסוד פה ס״ח ודם הנקבה שהוא כדמות דם מילה שאמר מי לה וחשוב חיבור פסח עם מילה ותמצא פ״י המ״ל ס״ח כי פ״י ער״ל ל״ב וערל בשר הוא ערל וטמא ואינו ס״ח

Car le corps est une composition issue du sang (dam). Le sang du mâle élevé selon le secret de la « bouche raconte » (péh saħ [פֶּה סָח]). Le sang de la femelle est semblable au sang de la milah, comme il est dit : « qui est pour HaShém » (mi laH [מִי לַה׳]) (Exode 32:26). Calcule en connectant pessaħ [פֶּסַח] et milah [מִילָה], et tu trouveras que « la bouche du circoncis raconte » [פִּי הַמָּל סָח]. Car la « bouche de l’incirconcis de cœur » et de l’incirconcis de chair est impure et ne raconte (saħ) pas.

Le Rabsa élabore que saħ [סָח] (raconte) partage une guimatria de 68 avec ħak’am [חָכָם], le sage. Celui-ci, tel un circoncis des mots, façonne sa parole en manipulant les 22 lettres de l’alphabet hébreu, exprimant ainsi la « plénitude » des mots par des permutations et des arrangements. Le sage ne se limite pas à parler ; il pratique également la « circoncision de son ouïe », s’ouvrant ainsi aux subtilités du discours et accueillant la plénitude (mal) de la communication.

Plus profondément, la « circoncision du cœur » lui permet d’accéder à la plénitude de la Révolution des lettres (Guilgoul Othioth) et à leurs infinies combinaisons. C’est à travers ces 231 portes de lettres que le sage peut atteindre l’Union mystique avec HaShém. Cependant, le Rabsa utilise l’abréviation LaH’ [לה׳], insinuant par là que le sage, dans son ascension spirituelle, adhère principalement à la Shekhinah, incarnant ainsi une dévotion singulière envers cette manifestation divine. Ce processus démontre non seulement une maîtrise des mots et de leur pouvoir créateur, mais aussi une écoute profonde et une ouverture du cœur, essentielles pour la réalisation spirituelle.

והסוד ס״ח הוא חכ״ם כל מי שמל פיו ר״ל לשונו ושפתיו ופותח אותו לדבר באותיות כמ״ש למען תהיה תורת ה’ בפיך ומל אזנו לשמוע תורת ה’ ואינו אוטם אזנו כי מסיר אזנו משמוע תורה גם תפילתו תועבה. ומל את לבבו להבין סודות גילגול האותיות והפוכם לשם עבודת ה’ ית״ש לבדו ומדבר בם תמיד. הוא האיש הדבק בה’ לבדו:

Le secret de « raconte » (saħ [סָח]) est le « sage » [חָכָם], qui circoncit sa bouche, c’est-à-dire sa langue et ses lèvres et qui ne les ouvrent que pour parler avec les othiyoth, comme il est écrit : « Afin que la Torah de Yhwh soit en ta bouche » (Exode 13:9). Il circoncit son oreille afin d’écouter la Torah de Yhwh et ne pas détourner son oreille, car « Qui détourne son oreille pour ne pas écouter la Torah, sa prière même est une abomination » (Proverbes 28 :9). Il circoncit son cœur pour comprendre les secrets du guilgoul des lettres (Guilgoul Othioth) et de leurs permutations, afin d’œuvrer pour HaShém, béni soit son Nom unique. Parlant toujours avec elles, c’est un homme adhérant avec Ha Shém (laH’, ou avec Elle) seul.

Le Rabsa, fidèle à ses principes de la Kabbale du langage et de la Kabbale des lettres, soutient que toute structure repose sur des agencements de lettres et de mots, qui doivent être continuellement révisés et réparés par le kabbaliste avec sagesse. Pour ce faire, il préconise l’utilisation de la méthode Ab-Gad, une technique élémentaire de permutation des lettres qui consiste à remplacer chaque lettre par sa suivante dans l’alphabet hébraïque. Cette pratique engendre un mouvement continuel dans la Roue des lettres, transmutant les mots et impactant directement la substance vitale du kabbaliste, ainsi que l’équilibre de ses énergies, masculines et féminines (de son sang masculine et féminin).

Le nom Jacob, qui évoque une nature courbe et rusée à travers l’image du talon (le sens littéral de son nom), est réinterprété à travers ces rotations et permutations des lettres. Ces manipulations alignent l’individu sur son axe (anak) et l’amènent à incarner le véritable anoki, « moi ». Cette transformation conduit à l’Être rectifié et aligné : Yashar Él [יָשָׁר אֵל] (rectitude divine), qui devient Israël [יִשְׂרָאֵל], formé à travers les 231 Portes du Séfér Yétsirah, soulignées par l’expression « Il y en a 231 » (Yésh 231 [יֵשׁ רא״ל]). Bien que le Rabsa suggère une méthode de transmutation des lettres de Jacob en Israël, il garde la clé de ce processus qu’il laisse enveloppée de mystère.

על כן תבין כי היפך האותיות הוא אמיתות כל יצור וכל הדיבור כיצד חשוב כי א״ב ג״ד יורו עניין אחד והם פועלים בלב האדם ציור א’ ראשון מובן והוא כי א״ב ג״ד הוא יעקב ועוד מדלגין מצורות יעקב לפי שינוי אותיות המובן מהם ומודיעים כי שם יעקב הוא שם ישראל ועוד מודיעים בדילוג המחשבה ציורם כי שם ישראל הוא שם יחס לאנשי ישראל כולם.

Par conséquent, tu dois comprendre que la permutation des lettres est la certification de chaque formation et de chaque discours. En quoi est-il important que « l’Ab-gad » [א"ב ג"ד] soient un sujet unique ? Elles agissent dans le cœur de l’homme en une seule forme primaire compréhensible. Il se trouve que « Ab-gad » [א״ב ג״ד] c’est Jacob. Au-delà des bannières, en fonction du changement le sens de leurs des lettres, permettant de savoir que le nom Jacob [יַעֲקֹב] est le nom Israël [יִשְׂרָאֵל]. Par la prise de conscience de leurs formes, qui permet d’aller bien plus loin que la signification du nom Israël qui fait référence à tous les humains d’Israël.

Ajouter un commentaire